Catégorie : Jules Supervielle
DÉPART

DÉPART
Un paquebot dans sa chaudière
Brûle les chaînes de la terre.
Mille émîgrants sur les trois ponts
N’ont qu’un petit accordéon.
On hisse l’ancre, dans ses bras
Une sirène se débat
Et plonge en mer si offensée
Qu’elle ne se voit pas blessée.
Grandit la voix de l’Océan
Ojii rend les désirs transparents.
Les mouettes font diligence
Pour qu’on avance, qu’on avance.
Le large monte à bord, pareil
A un aveugle aux yeux de seL
Dans l’espace avide, il s’élève
Lentement au mât de misaine.
Jules Supervielle
IGUAZU

IGUAZU
ravers la
Pampa n’ayant pour relief
que des vaches condamnées à brouter dès le premier tremblement du jour
jusqu’à ce que l’herbe ait un goût de crépuscule,
roule le train comminatoire qui vise de tout son fer le
Nord guarani.
Tout d’un coup voici un palmier en pleine campagne,
un palmier d’origine, un palmier de chez lui,
premier avertissement des tropiques proches,
puis me petite palmeraie
qui fait front de toutes parts
puis des palmiers qui vont les uns engendrant les autres,
tous forcés par le train en fureur
à glisser sans bruit vers l’arrière
dans la plus complète obéissance,
tout ce qui était devant passant brusquement
de la forêt, au souvenir,
et ne devant vivre désormais en moi
que dans la confusion d’images bien battues par le train tenace
comme des cartes d’auberge par des mains soupçonneuses.
Mais la forêt se fait si dense qu’elle a arrêté le
train.
Sur le fleuve maintenant
flottent le navire à roues et ma pensée
tandis que glissent des bacs
couverts de cèdres frais-coupés et déjà rigides comme
des
Indiens morts; on n’entend même pas la respiration de la forêt dans le paysage brûlé de silence.
La sirène à vapeur du navire arrêté déchire le paysage
cruellement, de son couteau ébrécbé.
Les caractactes de l’Iguazu
sous la présence acharnée d’arbres de toutes les tailles
qui tous veulent voir, les cataractes,
dans un fracas de blancheurs, foncent en mille fumantes perpendiculaires violentes comme si elles voulaient traverser le globe de part en part.
Les cordes où s’accroche l’esprit, mauvais nageur, se cassent au ras de l’avenir.
Des phrases mutilées, des lettres noires survivantes se cherchent, aveugles, à la dérive pour former des îlots de pensée et soudain, comme un chef fait l’appel de ses hommes
après l’alerte,
je compte mes moi dispersés que je rassemble en
toute hâte.
Me revoici tout entier
avec mes mains de tous les jours que je regarde.
Et je ferme les yeux et je cimente mes paupières.
Jules Supervielle
ÉCHANGES
UN HOMME A LA MER

UN HOMME A LA MER
Du haut du navire en marche
Je me suis jeté
Et voilà que je me mets à courir autour de lui.
Heureusement nul ne m’a vu :
Chacun craindrait pour sa raison.
Je suis debout sur les flots aussi facilement que la
lumière,
Et songe à l’intervalle miraculeux entre les vagues
et mes semelles.
Je m’allonge sur le dos, moi qui ne sais même pas
nager ni faire la planche
Et ne parviens pas à me mouiller.
Voici des êtres qui viennent à moi
Appuyés sur des béquilles aquatiques et levant les
paumes;
Mais ils meurent crachant l’écume par leur bouche
devenue immense.
Je reste seul et, dans ma joie,
Je m’enfante plusieurs fois de suite solennellement,
Ivre d’avoir goûté autant de fois à la mort
Je vais, je viens, les mains dans mes poches sèches
comme le
Sahara.
Tout ceci est à moi et les domaines qui palpitent
là-dessous.
Oserai-je prendre un peu de cette eau pour voir
comment elle est faite?
Ce sera pour un autre jour.
Contentons-nous de marcher sur la mer comme
autour d’une poésie.
Au fond de ma lorgnette je ne vois plus du bateau
Que mes trente bâtards qui s’agitent à bord singulièrement.
Dans le miroir de ma cabine et en travers
J’ai laissé mon image au milieu de la nuit avant que
je tourne le commutateur.
Elle se réveille en sursaut, brise la glace comme celle
d’un avertisseur d’incendie
Et se met à me chercher.
La poitrine très velue du
Commandant éprouve
qu’il manque quelqu’un
Et la sirène beugle toute seule
Comme une vache qui a faim.
Prenant la mer un peu à l’écart
Je lui fais signe d’entrer ruisselante dans l’entonnoir
de mon esprit : «
Viens, il y a place pour toi,
Viens aujourd’hui il y a de la place.
J’en fais le serment tête nue
Pour que le vent de l’ouest sur mon front reconnaisse
que je dis la vérité ».
Mais la mer proteste de son innocence
Et dit qu’on l’accuse témérairement
Elle ne répond pas à la question.
Et cependant les noyés attendent que leur tour
vienne.
Leur tour de quoi?
Leur tour de n’importe quoi.
Ils attendent sans oser entr’ouvrir leurs paupières
écumeuses
De peur que ce ne soit pas encore le moment,
Et qu’il faille continuer à mourir comme jusqu’à
présent
Cette chose qui les a frôlés, qu’estxe que c’est?
Est-ce une algue marine ou la queue d’un poisson
qui s’égare au fond de lui-même?
C’est bien autre chose.
Il est des anges sous-marin» qui n’ont jamais vu
la face bouleversée de
Dieu.
Es rôdent et sans le savoir
Lancent la foudre divine.
Ce soir assis sur le rebord du crépuscule
Et les pieds balancés au-dessus des vague»,
Je regarderai descendre la nuit : elle se croira toute
seule.
Et mon cœur me dira : fais de moi quelque chose,
Ne suis-je plus ton cœur ?
jules Supervielle
LOIN DE L’HUMAINE SAISON

LOIN DE L’HUMAINE SAISON
Je cours derrière un enfant qui se retourne en riant,
Est-ce celui que je fus,
Un ruisseau de ma mémoire
Reflétant un ciel confus ?
Je reconnais mal aujourd’hui et j’aurais peur de mes mains
Comme d’ombres ennemies.
Mon angoisse agrippe l’air
Qui nous tâte aveuglément
Pour voir si nos cœurs sont vivants.
Tamarins et peupliers autour de nom ont compris
Qu’il s’agissait d’une course
Plus profonde que la vie.
Us se mettent à nous suivre, jeunes racines, au vent,
Avec le lierre et la grille,
La façade du logis,
L’haleine de la rivière;
Un cheval, une brebis.
Camarades de fortune,
O figurants de la route,
Savez-vous où nous allons
Loin de l’humaine saison
Derrière un enfant qui joue
A tirer du cœur de l’homme
Ciel et terre, nuit et jour.
Nous avançons vers la mer qui ne peut plus aujourd’hui
Mettre fin à notre fuite.
Notre cœur se fait salin dessous la fable des eaux
Et l’enfant qui nous précède s’échappe encor en riant,
Pose les pieds sur les roses maritimes des coraux.
Nous touchons le fond obscur près d’un boqueteau marin
Où les poissons de couleur jouent aux oiseaux du
latin,
D’autres ondulent aveugles remorquant les féeries
De quelque poète noyé
Qui croit encore à la vie.
Compagnons d’un autre monde
Pris vivants dans votre rêve
Je vous regarde au travers
D’une mémoire mouillée
Mais douce encore à porter,
Je vais clandestinement
Du passé à l’avenir
Parmi la vigne marine
Qui éloigne le présent.
Nous nous enlisons réduits
A une nuit sans espace,
A des couches d’ossements,
Affres de la géologie.
Crânes, crânes souterrains,
Nous ferez-vous de la place,
Glaçons de l’éternité
Gèlerez-vous nos jarrets?
Que fais-tu là diplodocus
Avec tes os longs et têtus
A vouloir pousser dans le siècle
Le reproche de ton squelette?
Le mouvement est défendu
A ton vertige répandu,
Dans le creux de la mort quiète
N’essaie pas de bouger la tête.
C’est le centre chaud du monde, c’est le vieux noyau des âges.
Mais alors d’où vient ce ciel dévoré par les nuages?
Ah! je ne puis voyager qu’avec tous mes souvenirs,
Trop fidèle ce bagage bien que parfois il me suive,
lacéré par des panthères,
A des distances de songe.
Je te reconnais, sainte
Blandine, au milieu du cirque attendant le taureau qui doit t’envoyer au ciel,
Dans l’arène on entend encore une cigale romaine.
Et
Charles
VI devenu fou enlève son casque et attaque sa propre escorte,
A son front deux veines se gonflent, ses narines tremblent entre la vie et la mort,
Et l’on voit perler à ses joues la chaleur de treize
cent quatre vingt-douze,
Et voici
Jeanne qui me voit par-dessus sa selle ouvragée
A travers tout le murmure et les âmes de son armée
Et veut m’enfermer d’un sourire dans la courbe de
ses soldats.
Où mon chemin parmi ces hommes
Et ces femmes qui me font signe?
Parmi ces forçats de l’histoire.
Ces muets se poussant du coude
Qui me regardent respirer
Disant dans leur langue sans voix :
«
Quel est celui-là qui s’avance
Avec sa face de vivant
Et même au fond noir de la terre
Vient nous soumettre son visage
Où se reflète le passage
Incessant d’oiseaux de la mer? »
Tout proches semblent leur regards
Bien qu’il leur faille escalader
Cent et cent rugueuses années
Avant de se fixer en moi.
Mais les ans tombent à nos pieds.
Monceaux de fleurs d’un cerisier
Secoué par la main d’un dieu
Qui nous regarde entre les branches.
Personnages privés de voix,
Pourquoi vous éloigner de moi?
Reines de
France à mon secours!
Passez-le-vous de main en main
L’enfant qui cherche son chemin
A travers les morts, vers le jour 1
Préservez ses joues délicates
Et que ses cils aux longues pointes
Aillent toujours le précédant
Avec leurs légers mouvements.
J’ai peur de songer à ma lace
Où le regard de tant de morts
Appuya ses pinceaux précis.
Est-ce le jour et la surface?
Est-ce bien toi, envers du monde,
Sourire faux des antipodes?
Et vous oiseaux de la terre,
Et vous oiseaux de la lune
Qui
Jui faites son halo?
O lumière de jour, lumière d’aujourd’hui,
C’est ton fils qui revient éclaboussé de nuit.
Alentour le soleil brille : je suis dans un cône d’ombre,
Mes vêtements ont vieilli de plus de six cents années,
Le ciel lui-même est usé qui sous mes yeux s’effiloche
Et voici des anges morts dans leurs ailes étonnées.
Il ne reste que l’oubli
Sur la planète immobile,
De l’oubli à ras de terre
Empêchant toute chaumière,
L’herbe même de pousser
Et le jour d’être le jour.
L’alouette en l’air est morte
Ne sachant comme l’on tombe.
Et vous, mes mains, saurez-vous
Toucher encor mes paupières,
Mon visage, mes genoux?
Sortant du fond de la
Terre
Suis-je différent des pierres.
jules Supervielle
ÉQUIPAGES
ÉQUIPAGES
Dans un monde clos et clair
Sans océan ni rivières,
Une nef cherche la mer
De l’étrave qui résiste
Mal aux caresses de l’air,
Elle avance sur l’horreur
De demeurer immobile
Sans que sa voile fragile
En tire un peu de bonheur.
Ses flancs ne sont pas mouillés
Par l’eau saline impossible
Et les dauphins familiers
Lentement imaginés
Ne le prennent pas pour cible.
Son équipage figé
Attend le long de la lisse
Que l’océan se déclare
Et que l’heure soit propice.
Si l’on regarde de près
Chaque marin tour à tour
On voit d’année en année
Que chacun de ces visages,
Mieux que s’ils étaient de pierre,
Ne vieillit pas d’un seul jour.
Mais un navire identique
Vogue sur le
Pacifique
Avec de pareils marins,
Mais ils vivent, vont et viennent
Et chacun a son travail,
L’un monte au mât de misaine,
Un autre à la passerelle
Se penche sur le sextant
Et voici de vrais dauphins
Sous les yeux du
Capitaine
Parmi l’écume marine
Qui chante d’être elle-même.
Jules Supervielle
AU FEU !
AU FEU!
J’enfonce les bras levés vers le centre de la
Terre
Mais je respire, j’ai toujours un sac de ciel sur la
tête
Même au fort des souterrains
Qui ne savent rien du jour.
Je m’écorche à des couches d’ossements
Qui voudraient me tatouer les jambes pour me
reconnaître un jour.
J’insulte un squelette d’iguanodon, en travers de
mon passage,
Mes paroles font grenaille sur la canaille de ses os
Et je cherche à lui tirer ses oreilles introuvables
Pour qu’il ne barre plus la route
Mille siècles après sa mort
Avec le vaisseau de son squelette qui lait nuit de
toutes parts.
Ma colère prend sur moi une avance circulaire,
Elle déblaie le terrain, canonne les profondeurs.
Je hume des formes humaines à de petites distances
Courtes, courtes.
J’y suis.
Il n’y a plus rien ici de grand ni de petit, de liquide
ni de solide,
De corporel ni d’incorporel;
Et l’on jette aussi bien au feu une rivière, où saute
un saumon, et qui traversait l’Amérique,
Qu’un brouillard sur la
Seine que franchissent les
orgues tumultueuses de
Notre-Dame.
Voici les hautes statues de marbre qui lèvent l’index
avant de mourir.
Un grand vent gauche, essoufflé, tourne sans trouver
une issue.
Que fait-il au fond de la
Terre?
Est-ce le vent des
suicidés?
Quel est mon chemin parmi ces milliers de chemins
qui se disputent à mes pieds
Un honneur que je devine?
Peut-on demander sa route à des hommes considérés comme morts
Et parlant avec un accent qui ressemble à celui
du silence.
Centre de la
Terre! je suis un homme vivant.
Ces empereurs, ces rois, ces premiers ministres, entendez-les qui me font leurs offres de service
Parce que je trafique à la surface avec les étoiles et
la lumière du jour.
J’ai le beau rôle avec les morts, les mortes et les
mortillons.
Je leur dis : «
Voyez-moi ce cœur,
Comme il bat dans ma poitrine et m’inonde de
chaleur!
Il me fait un toit de chaume où grésille le soleil.
Approchez-vous pour l’entendre.
Vous en avez eu
un pareil.
N’ayez pas peur.
Nous sommes ici dans l’intimité
infernale ».
Autour de moi, certains se poussent du coude,
Prétendent que j’ai l’éternité devant moi,
Que je puis bien rester une petite minute,
Que je ne serais pas là si je n’étais mort moi-même.
Pour toute réponse je repars
Puisqu’on m’attend toujours merveilleusement à
l’autre bout du monde.
Mon cœur bourdonne, c’est une montre dont les
aiguilles se hâtent comme les électrons
Et seul peut l’arrêter le regard de
Dieu quand il
pénètre dans le mécanisme.
Air pur, air des oiseaux, air bleu de la surface,
Voici
Jésus qui s’avance pour maçonner la voûte
du ciel.
La terre en passant frôle ses pieds avec les forêts les
plus douces.
Depuis deux mille ans il l’a quittée pour visiter
d’autres sphères,
Chaque
Terre s’imagine être son unique maîtresse
Et prépare des guirlandes nuptiales de martyrs.
Jésus réveille en passant des astres morts qu’il secoue,
Comme des soldats profondément endormis,
Et les astres de tourner religieusement dans le ciel
En suppliant le
Christ de tourner avec eux.
Mais lui repart, les pieds nus sur une aérienne
Judée,
Et nombreux restent les astres prosternés
Dans la sidérale poussière.
Jésus, pourquoi te montrer si je ne crois pas encore?
Mon regard serait-il en avance sur mon âme?
Je ne suis pas homme à faire toujours les demandes
et les réponses!
Holà, muchachos!
J’entends crier des vivants dans
des arbres chevelus,
Ces vivants sont mes enfants, échappés radieux de
ma moelle!
Un cheval m’attend attaché à un eucalyptus des
pampas,
Il est temps que je rattrape son hennissement dans
l’air dur,
Dans l’air qui a ses rochers, mais je suis seul à les voir!
Jules Supervielle
AUX OISEAUX
AUX OISEAUX
Paroares, rolliers, calandres, ramphocèles,
Vives flammes, oiseaux arrachés au soleil,
Dispersez, dispersez, dispersez le cruel
Sommeil qui va saisir mes mentales prunelles!
Fringilles, est-ce vous, euphones, est-ce vous,
Qui viendrez émouvoir de rémiges lumières
Cette torpeur qui veut se croire coutumière
Et qui renonce au jour n’en sachant plus le goût?
Libre, je veux enfin dépasser l’heure étale,
Voir le ciel délirer sous une effusion
D’hirondelles criant mille autres horizons,
Vivre, enfin rassuré, ma douceur cérébrale.
S’il le faut, pour briser des tristesses durcies,
Je hélerai, du seuil des secrètes forêts,
Un vol haché de verts et rouges perroquets
Qui feront éclater mon âme en éclaircies.
Jules Supervielle
LE GAUCHO
LE GAUCHO
Les chiens fauves du soleil couchant harcelaient les
[vaches
Innombrables dans la plaine creusée d’âpres
[mouvements,
Mais tous les poils se brouillèrent sous le hâtif
[crépuscule.
Un cavalier occupait la pampa dans son milieu
Comme un morceau d’avenir assiégé de toutes parts.
Ses regards au loin roulaient sur cette plaine de chair
Raboteuse comme après quelque tremblement de
[terre.
Et les vaches ourdissaient un silence violent,
Tapis noir en équilibre sur la pointe de leurs cornes,
Mais tout d’un coup fustigées par une averse d’étoiles
Elles bondissaient fuyant dans un galop de travers,
Leurs cruels yeux de fer rouge incendiant l’herbe
sèche,
Et leurs queues les poursuivant, les mordant comme
[des diables,
Puis s’arrêtaient et tournaient toutes leurs têtes
[horribles
Vers l’homme immobile et droit sur son cheval bien
[forgé.
Parfois un taureau sans bruit se séparait de la masse
Fonçant sur le cavalier du poids de sa tête basse.
Lui, l’arrêtait avec les deux lances de son regard
Faisant tomber le taureau à genoux, puis de côté,
Les yeux crevés, un sang jeune alarmant sa longue bave
Et les cornes inutiles près des courtes pattes mortes.
Cependant mille moutons usés par les clairs de lune
Disparaissaient dans la nuit décocheuse de hiboux.
L’horizon déménageait sa fixité hors d’usage
Que les troupeaux éperdus avaient crevé mille fois.
Précédant d’obscurs chevaux lourds de boue de l’an
[dernier
Des étalons galopaient, les naseaux dans l’inconnu,
Arrachant au sol nocturne de résonnantes splendeurs.
La pampa se descellait, lâchant ses plaines de cuivre,
Ses réserves de désert qui s’entre-choquaient,
[cymbales!
Ses lieues carrées de maïs, brûlant de flammes internes,
Et ses aigles voyageurs qui dévoraient les étoiles,
Ses hauts moulins de métal, aux tournantes
[marguerites,
Ames-fleurs en quarantaine mal délivrées de leurs
[corps
Et luttant pour s’exhaler entre la terre et le ciel.
Sur des landes triturées tout le jour par le soleil
Passaient des cactus crispés dans leur gêne végétale,
Des chardons comme des christs abandonnés aux
[épines,
Et des ronces qui cherchaient d’autres ronces pour
[mourir.
Puis un grêle accordéon de ses longs doigts musicaux
Toucha l’homme et ses ténèbres dans la zone de son
[cœur.
Alors laissant là les vaches, la nuit épaisse de souffles
Qui s’obsrinaient à durcir, l’homme entra dans le
[rancho
Où le foyer consumait de la bouse desséchée.
A ras du sol lentement il allongea son corps maigre
Et son âme par la nuit encore toute empierrée
Auprès de ses compagnons renversés dans un
[sommeil
Où les anges n’entrent pas et qui tenaient bien en
[mains leurs rauques chevaux osseux sur la piste de leurs
[rêves.
Jules Supervielle