La vérité du drame est dans ce pur espace qui règne entre la stance heureuse et l'abîme qu'elle côtoie : cet inapaisement total, ou cette ambiguïté suprême. Saint-john Perse
Dans la vallée de Gogulcar les norias Tournent à l’antique avec un bouvier et des bœufs. Virgile tout attendri contemple ce tableau, Sourit au temps qui dure et reprend son scooter…
Il vient de loin en loin voir un peu s’il y a Du bonheur en campagne ou de l’aigreur chez ceux Qui restent dans les champs à remuer de l’eau, S’il y a des secrets à ranimer ou taire.
Est-ce un aveuglement que l’harmonie visible?
Les femmes en saris rouges qui ramassent des piments
Ont-elles de la beauté une approche paisible?
Les heures, le labeur, la fatigue, les lourdes charges Répètent la même pièce où l’on ne sait qui ment Dans la lumière poudrée d’un Âge d’Or en marge.
Longtemps l’Arbre-Seul des légendes fut de tous mes voyages longtemps sur la route des nuages un spectre levé sans y croire mais affronté mais poursuivi mais défié sans
autre espoir que d’y voler la voix les bardes de l’épouvantail si souvent allié des fables ou du vent qui met l’infini dans l’infime et le gai désastre au présent.
Longtemps au-delà des lisières
la tentation de jeter tout l’espace dans l’être
et la pensée plus loin que le dernier horizon,
partir si possible au gré de l’impossible
regard lucide cœur égaré
avec volonté d’os goût de blessure sèche
plus la fragile insolence
de qui sait à peine demander son chemin.
Longtemps comme dans les histoires des
Soufis
où l’ironie est visionnaire
l’errance fut la demeure d’un songe aventureux.
L’Arbre-Seul l’Arbre-Sec était
le même interdit le mime paradis qui dérive
de
Terre
Sainte jusqu’en
Perse
qui change le
Tigre l’Euphrate pour
Araxe et
Volga.
Aux confins de
Haute
Asie l’âpreté des déserts
me semblait signe de source, secret
au bord du soleil et des lèvres
sens pleinement éprouvé dans le sens de la marche
et qui cherche le royaume de l’autre
de l’outre-moi du rien immense —
le royaume à l’orée du silence et du vide.
Puis ce fut loin de
Sanglich de
Ralung de
Tsékarmo
loin des instants où la lumière prenait corps
où la lumière donnait corps emportant
le regard la soif composant
un hymne de poussière et d’azur,
une lueur soudaine et si proche
en fin d’après-midi rue
Saint-Honoré
une lumière inverse comme se jouant
dans le murmure d’une fillette essoufflée
qui confiait en posant son cartable
qu’elle allait à l’école rue de lArbre-Sec
Cétait le plus banal à ses yeux
et aux miens plus qu’un éclat de rire :
son père avait été mon premier guide
dans les bazars de
Kaboul avant
que le déporte tout près de cet emblème
une guerre monstrueuse.
Où était
la terre d’accueil?
Qui était l’étranger?
Homayoun notre histoire n’est que l’ombre d’une fable
où s’éclaire par mégarde ce qui nous échappait.
On dit qu’un gibet se dressait en ces lieux plus mort qu’un arbre mort
que l’enseigne d’un marchand célébrait
les rameaux qui séchèrent en
Egypte
au jour du
Golgotha.
Mais sans symbole ni réclame
et à la seule haleine de son nom
la rue dégorgeait bien assez de mémoire
avec
Coligny trucidé en
Saint-Barthélémy
avec les suppliciés de la
Croix-du-Trahoir
et ces cadavres de la grande peste
qui n’ayant rien légué par testament aux évêques
s’entassèrent précisément dessus ce pavé-là.
A
Saint-Germain-l’Auxerrois le bestiaire
a traversé l’enfer des siècles,
griffons ours muselés singes et loups
gardent ensemble les rigueurs romanes
les élans gothiques les ajouts flamboyants
et un homme qui porte un lion sur ses épaules.
Marie l’Egyptienne n’a plus qu’une statue.
Qui se souvient de ce vitrail où la sainte
plutôt que de marcher simplement sur les flots
au nautonier s’offrait
toute troussée pour le prix du passage?
Et qui se souvient du magique enterrement
d’un allumeur de réverbères
que les émeutiers de 48 exaltèrent
pour avoir succombé
à une indigestion de diamants?
Est-il une frontière
rue de l’Arbre-Sec ou bien au
Khorassan?
Un reste de panache plus haut que l’infamie qui poste à d’Artagnan l’envoi de son poème
Hôtel des
Mousquetaires aux bons soins maintenant du rayon parfumerie de la
Samaritaine ?
Si j’étais poète selon mon cœur je chanterais les pierres le soleil et les fées.
D’un seul souffle sur les sables
je tiendrais embrassées
la migration des corps
et la vie adorable
et la vie éphémère
des sources de lumière
des sources indomptables.
« À mes yeux qui rêvent quand ils voient
cette absence brûlée,
je donne une aube blanche
et le goût du mystère,
ce goût de lèvres fendues
aux rives du désert
où l’ombre seule qui passe
est le linceul troué
que la mort a banni
par grand-peur de midi
par grand-peur de la buée trop sèche
qui renaît dans un cri. »
Si j’étais dans la vacance de l’infini selon mon cœur je chanterais les pierres le soleil et les fées.
Nous n’avons pour amie que la nuit.
Nous adorons le soleil
et l’alchimie de sa lumière
qui change voix en parole,
mais une lumière se lève aussi
des promesses nocturnes
dont le cœur seul sait la mesure.
L’haleine de la terre va du gouffre aux étoiles,
naufrage ascendant et qui porte
la barque d’ombre, le nautonnier,
le chant heurté des devins,
et qui porte à l’outre-peur
sur la rive d’un fleuve qui n’existe pas
tandis qu’il traverse notre nuit,
tandis qu’il bat contre nos dents.
Au fond de l’antre ravivant son tumulte
l’oracle n’est pas de tout repos.
Il est sans rien de trop
comme mot à mot
Apollon
éveille la raison sublime dans le noir :
«J’ordonne que l’on médite
et l’écoute du sourd
et la vue de l’aveugle. »
L’injonction résonne d’âge en âge.
On dirait que le mirage est incurable qui toujours monte aux paupières dans la note tenue du monde.
Qui entend la musique des sphères?
Qui découvre le bivouac de l’infini?
Nous avons éveillé nos yeux et nos oreilles au seul écho d’un pleur d’enfant.
La nuit dira nos solitudes.
La lune n’est pas femme mais tout juste pubère, entre fillette et fille.
Elle a le teint
en lame de couteau,
reflet d’un feu lointain
qui approche,
et fièvre qui n’est que l’aube
de la fièvre.
La lune se voile et se creuse, enfant qui joue de ses reins pour saisir l’envers de son corps ou pour séduire sa peur.
Elle a treize ans.
J’avance au-dedans de moi et me voilà très au-delà,
déjà largué plus loin que la mémoire, plus loin que ce que je vois
comme un amnésique aux yeux éblouis qui filerait droit en dansant
sur la ligne d’infini où la peau et les os s’accordent un vrai baiser de sable.
Ce n’est pas rien d’être ce mouvement violent aux lèvres du néant,
pas rien de changer le requiem de l’âme en murmure d’or et de poussière,
en facéties d’atomes, en feulement d’herbes, de flammes ou de pierres,
pas rien d’échapper au corps du grand repos.
(Tout est ici maintenant et dans la suite des âges intensité de cri naissant,
ferveur et étreinte, ciel et fusion, tension d’amant, partage secret de l’impossible…
Tout est cette mort qui s’efface
quand vient un amour face à face.)
Je suis dans l’éternelle errance avec ce qui restera toujours de lumière,
de source de feu toujours
et de fille cavalière.
Je suis dans l’éternel présent, dans l’offrande du sol, des nerfs, des caresses,
dans l’éloge des visages égarés, transparents,
dans le rire à pleines dents d’une vertu cannibale bien plus que cardinale,
dans la beauté du réel absolu qui fut soif des songes
et dans le midi du monde.
Je me trouve quand je me perds,
quand je vis sur le départ, l’arête vive du premier pas, l’envol de l’éphémère.
Je ne balance pas, je bascule,
je plonge dans le lait de l’aube, sous les braises du soir, avec la même impatience de jour ou de nuit.
(Tout m’est éclat et éclair, archipel et steppe immense, bris de clôtures, bris d’épaves, bris de brisures…
J’assemble ce qui me disperse, je sème ce qui ne donnera pas de fruit,
je veux jouir d’une eau aride, d’une terre sans freins ni frontières
jouer de la vitesse de mes visions
en connaissant l’extase douce
d’un cavalier qui ralentit l’allure
à mesure que monte le soleil face à face.)
Je suis dans le souffle du vent d’Est mêlé aux migrations des chants,
je suis dans le souffle du
Levant
et parle ma langue, et rêve mes rêves, mes désirs féroces, mes abattements,
et parle ce que ma bouche a éprouvé, les accents et les tempes, les sexes et la buée,
la saveur des voyelles comme des filles
de voyous bien balancés,
le goût des feuilles sèches
et les reins déclinés,
et parle ce qui s’inscrit avec les dents sur la chair pourrie de l’époque.
Je suis plus que celui qui nie.
Je n’ai pas signé le pacte que tous ont signé.
Je regarde mes mains sans prier
et voudrais qu’elles soient énormes.
(Toute la morale que l’on nous vend,
avec ses longs cils de bébé-phoque, avec son rot d’évêque analysé, avec sa camisole de farce télévisée,
toute la morale que l’on nous vend est un neuroleptique.
tisane du piètre, tison mourant, théine éventée et atone qui changent le sang en cendre, la passion en passoire et le jus des couilles en gomme pasteurisée.)
Je n’attends plus, ne reviens plus, je suis dans le décalage de l’éternel retour dans la spirale qui creuse le regard et le cœur qui creuse les tombeaux de l’espèce,
tombeaux de vieille agonie où je ne veux plus penser où je ne veux plus passer ni mourir ni entendre de mélopée indiciaire et molle, de profession de foi, d’engagement pour
l’avenir, de contrat de confiance, de charte inaliénable…
Car la loi est le leurre suprême,
le social châtiment à perpétuité au voisinage de la norme,
mitoyenneté entre persécutés, entre persécuteurs, mitoyenneté entre prisonniers et gardiens de prison.
Les hommes se reproduisent plus vite que leurs ombres
mais beaucoup moins que leur volonté d’impuissance, mais beaucoup moins que les chiens et les rats.
Les hommes adoptent un profil bas,
et le
Livre des livres n’existe pas.
Il n’est plus temps que de se jeter à jamais
à l’assaut de soi
et partout sur les routes.
J’avance au-dedans de moi et me voilà très au-delà,
déjà vivant plus loin que la mémoire, plus loin que ce que je vois
comme un archer aux yeux très clairs qui suivrait sa flèche en dansant
dans la lumière, dans la lumière.
Ô
Voyageur, ô mon ami qui va par le minuit du monde,
où est le sens qui nous anime, qui nous alarme et nous ouvre la route
et quel est le mystère de cet acharnement?
Tu as dit la ruine des cités, l’effondrement des hommes, le règne renaissant des tyrans,
tu as dit la douleur qui creuse sous les blessures, la souffrance de l’âme, le miroir du désert,
tu as dit l’errance d’une légende vraie,
parole de poussière et d’orage qui ne veut ni preuves ni traces
mais chute libre, oubli de soi, rire d’amant.
Secrètement tu avais le destin en horreur, le dieu unique te semblait injure à l’unité,
tu gardais ce goût mortel d’une lumière en désespoir de cause,
lumière si étroite, si obscure
qu’elle n’obéissait plus aux sillons du soleil.
(La vie, les étoiles, les sphères invisibles,
toutes choses créées
en chair, en os, en actes, en pensées
ne font pas sens,
non plus que ne saurait faire sens
la recherche d’un sens…)
Les prophètes se jettent sur l’avenir comme ces chiens couverts de bave qui aboient aux basques de l’aube,
rien que des fantômes à mordre, des outres de sel où se désaltérer,
rien que des gestes pieux vers de faux infinis, de blêmes transcendances, de lourdes paraboles,
rien que du sang dans les voiles, du sang semé et moissonné, de la haine en certitude.
On amuse les tapis de prière avec de grands soupirs,
les clés du paradis pendent au cou des enfants qui jouent à la guerre sainte,
il y a de sombres brutes près des guichets du ciel.
Celui qui va par le chaos du monde on dirait qu’il traverse les décombres de son cœur, on dirait qu’il affronte ce qu’il porte et torture tout au fond de lui-même
autant que le
Dragon de la ville asservie, autant que les ténèbres qui régissent le jour.
(Car l’ennemi est au plus proche comme une ombre cousue sur le dos, un reflet noir dessous la peau, un œil retaillé au couteau.)
Voyageur à la barque fragile, tu veux gravir les remous du torrent,
tu veux rejoindre la source dans les pierres, tu veux te défaire de toi,
effacer également victoire et défaite, privilège, infortune, gloire ou famine,
quitter ce héros toujours à l’attaque qui s’acharne à colporter ton nom…
Le sens est bien au-delà des combats, des conquêtes, il accompagne raison et folie réconciliées, raison et folie embrassées tout au bord de l’immense ébou-lement
des âges.
L’arpenteur s’est mis à danser, le soufi répare des transistors, et si le but est sans but
et si le soleil se lève encore plus à l’Est de la plus incessante marche,
il est un éblouissement simple, une intense ferveur de l’être allié à l’inconnu
qui se donne à l’amour et qui aime.
Tu as laissé tes équipages,
l’exil t’a fixé le rendez-vous que tu avais prévu,
tu as ouvert les deux battants de la porte.
Chaque corps est un soleil qui brûle les doigts, les lèvres, et assèche nos nuits.
J’aime ce passage où le feu ne laisse aucune cendre mais perdu sur la peau un baiser de lumière.
(Le désir n’est-il pas
l’ami intime des âmes insolées,
l’ami fatal?)
On ne sait jamais dans l’amour ce qui se brise de soif et d’ombre.
Tu as du sable plein les cheveux.
Pour hasarder l’espace de Cravan et compromettre la postérité, un détournement d’ancêtres dispersera le ciel. Un par un les tigres s’enfoncent dans le sommeil. Il y a
là comme une jungle dans la bouche, une torpeur sauvage de poignard qui frissonne.
La ligne de fuite est en elle-même la ligne de vie. Mais dans cette adolescence de l’impossible, le déserteur abandonne d’abord sa désertion en dépouille pratique d’une
autre guerre. Cette désertion tue le fond des choses, son vertige constitue l’horizon même qui jamais ne s’efface aux environs d’un disparu imprévisible. On trouve des lambeaux
de gencives dans l’énigme de l’art égyptien.
La boxe, comme désordre culturel du mouvement ralenti des idées, c’est le but au plus pressé, avec une grande fluidité technique. Des combats relèvent de l’instinct
utopique : Arthur Cigare contre René la Méthode! en 15 rounds de 3 minutes… Et Descartes, sonné dans les cordes, « c’est lui, c’est l’autre », perd la direction de
l’Esprit. Comme l’uppercut, Cravan est un naufrage de bas en haut.
Dans la distance qui provoque l’humanité grégaire s’entassent des galbes héroïques, des modèles de vertu, des décalcomanies de tortures : ce qui s’appelle le bon
goût et qui préfère le fromage de tête à celui des pieds. L’outrance opère en vidange de la loi.
Le muscle libère les poètes qui ne craignent pas de décider du destin en termes d’efficacité.
Corps à corps de la pensée, l’existence relève parfois de l’incompatibilité d’humeur, de la grande fraternité de l’absence quand des contrôleurs, en partie rebut
de notre mémoire, se disant collecteurs de signes, marchands de savoir, porteurs d’espérances, traquent les sentiments les plus éloignés, broient les mystères, inondent
les regards comme des ballastières. La spoliation de l’unique intervient toujours à la faveur de l’abrutissement général. L’être au filigrane s’en voudrait d’être
là.
presque tous s’en furent suivre le reflux des eaux dans le sens de la pente dans le sens de la vie
il y en eut trois ou quatre à contre-courant pour remonter les éboulis découvrir l’impossible
l’Himalaya autrement dit
les autres vers l’aval se donnèrent l’illusion d’avoir recréé le monde
III
Feu d’ombre source noire toujours encore le creux du corps
il y a là majesté nue un désir êcorché qui tient à vif le nerf des temps
ce n’est que le secret d’un cri aveuglé comme syncope sous la bouche
fauve dans le blanc de l’instant sans foi ni leurre ni reniement
IV
Créer en pays aride éloigné de tout
seul avec le sable et cette soif qui change les lèvres en syllabes de sel
parole qui se tait
au désir absolu de boire
sa propre soif
espoir qu’une rosée de lumière devienne le don peut-être d’une déesse amoureuse silencieuse et absente
V
Un chemin quel chemin?
un espace quel espace?
le mouvement fait signe la vision s’accomplit
sursaut des songes de la matière évasion de la matière des songes
c’est un volcan de lumière qui laisse en marge sa mémoire pour être bloc de présent dans la distance abolie
l’effraction a pouvoir d’aimanter la part lyrique
VI
Un paysage quel paysage?
un horizon quel horizon?
ce sont les limbes des songes les montagnes secrètes et le ciel réunis dans les choses
l’incarnation des tourments l’incarnation des traces et des morts l’incarnation des lueurs qui ont mené les corps
de la buée sur le seuil et une haleine au loin
VII
Partir au plus pressé n’importe où
caresser des os et des dents des stèles effacées des portes vides
il y a ce silence auquel ne manque aucun mot
mais qui veut la bouche d’un voyageur égaré le souffle d’une sombre cavalière
VIII
L’Univers est son hôtel
il passe au galop devant les
Ogadins
un lion mange son cheval
lui
le piéton
l’indépendant à outrance
l’impatient solaire
lui
dans la nuit des pierres
et la colère
où l’espace est donné
où le lieu
est un cratère
sitôt brûlé
tôt impossible
et sans fin
IX
Celui-là ne chante pas pour les autres.
Ni à leur place.
Ni en leur nom.
La vie lui a été bonne fille.
Il a choisi sa route.
Peu d’obstacles.
Nulle entrave.
Il n’a pas connu la guerre.
Pas connu la faim.
Peu de souffrances.
Et des cœurs accueillants.
Le voile des choses s’est levé plusieurs fois à son approche.
Il sait l’éblouissement et les instants sublimes.
L’absence des dieux ne le tourmente guère.
Il aime le sable et le vent.
Aimera la poussière.
Ne parlera plus de lui.