PORTRAIT DES MEIDOSEMS
Immensité déserte.
Château pareillement désert.
Altier, mais désert.
Et pendille son enfant dans le vent, dans la pluie.
Pourquoi?
Parce qu’il ne pourrait le ramener chez lui, vivant.
Du moins il ne sait comment s’y prendre.
Et pendille son enfant dans le vent et la pluie.
Dans ce dénuement il vit.
Maigrement.
Et tous deux de cela ils souffrent.
Mais ils n’arrivent pas à changer la situation qui en aurait tellement besoin.
Maintenant
U.
L.
Voici les rapports qu’il a avec le sien.
Son enfant à lui n’est pas si loin.
Pas à plus de dix pas.
Cela n’en vaut guère mieux.
A peine s’il l’observe.
De loin en loin, il lui fait : «
Tut!
Tut! »
C’est tout.
Ils n’ont pas d’autre commerce.
Ce n’est pas très réconfortant.
Non, ce n’est pas très réconfortant : «
Tut!
Tut! » crié d’un souffle d’ailleurs retenu.
Pauvre secours.
Mais pas nul, pourtant, non, pas nul.
Les
Meidosems ont encore bien d’autres façons fâcheuses de traiter leurs enfants d’âme.
Il faudra en parler.
Il n’y a guère d’enfants d’âme heureux.
L’horloge qui bat les passions dans l’âme des
Meidosems s’éveille.
Son temps s’accélère.
Le monde alentour se hâte, se précipite, allant vers un destin soudain marqué.
Le couteau qui travaille par spasmes attaque, et le bâton qui baratte le fond s’agite violemment.
Trente-quatre lances enchevêtrées peuvent-elles composer un être?
Oui, un
Meidosem.
Un
Mei-dosem souffrant, un
Meidosem qui ne sait plus où se mettre, qui ne sait plus comment se tenir, comment faire face, qui ne sait plus être qu’un
Meidosem.
Ils ont détruit son « un ».
Mais il n’est pas encore battu.
Les lances qui doivent lui servir utilement contre tant d’ennemis, il se les est passées d’abord à travers le corps.
Mais il n’est pas encore battu.
Ils prennent la forme de bulles pour rêver, ils prennent la forme de lianes pour s’émouvoir.
Appuyée contre un mur, un mur du reste que personne ne reverra jamais, une forme faite d’une corde longue est là.
Elle s’enlace.
C’est tout.
C’est une
Meidosemme.
Et elle attend, légèrement affaissée, mais bien moins que n’importe quel cordage de sa dimension appuyé sur lui-même.
Elle attend.
Journées, années, venez maintenant.
Elle attend.
L’élasticité extrême des
Meidosems, c’est là la source de leur jouissance.
De leurs malheurs, aussi.
Quelques ballots tombés d’une charrette, un fil de fer qui pendille, une éponge qui boit et déjà presque pleine, l’autre vide et sèche, une buée sur une glace, une
trace phosphorescente, regardez bien, regardez.
Peut-être est-ce un
Meidosem.
Peut-être sont-ils tous des
Meidosems… saisis, piqués, gonflés, durcis, par des sentiments divers…
Ce troupeau qui vient là, comme des pachydermes lents, avançant à la file, leur masse est et n’est pas.
Qu’en feraient-ils?
Comment la porteraient-ils?
Cette lourdeur, cette démarche anky-losée n’est qu’un parti qu’ils ont pris pour échapper à leur légèreté qui les épouvante à la longue.
Et va le cortège des énormes baudruches qui essaie de s’en faire accroire.
Sur ses longues jambes fines et incurvées, grande, gracieuse
Meidosemme.
Rêve de courses victorieuses, âme à regrets et projets, âme pour tout dire.
Et elle s’élance éperdue dans un espace qui la boit sans s’y intéresser.
Ces centaines de fils parcourus de tremblements électriques, spasmodiques, c’est avec cet incertain treillis pour face que le
Meidosem angoissé essaie de considérer avec calme le monde massif qui l’environne.
C’est avec quoi il va répondre au monde, comme une grelottante sonnerie répond.
Tandis que secoué d’appels, frappé, et encore frappé, appelé et encore appelé, il aspire à un dimanche, un dimanche vrai, jamais arrivé encore.
Le voilà qui file comme un obus.
Vitesse que
l’œil ne peut suivre.
Qu’arrivera-t-il?
Qu’il se
rompra en cent morceaux à l’arrivée, à coup sûr
et dans le sang.
Oh non, il n’est même pas parti.
Il n’est parti que de sa marche d’âme.
C’est aujourd’hui l’après-midi du délassement des
Meidosemmes.
Elles montent dans les arbres.
Pas par les branches, mais par la sève.
Le peu de forme fixe qu’elles avaient, fatiguées à mort, elles vont la perdre dans les rameaux, dans les feuilles et les mousses et dans les pédoncules.
Ascension ivre, douce comme savon entrant dans la crasse.
Vite dans l’herbette, lentement dans les vieux trembles.
Suavement dans les fleurs.
Sous l’infime mais forte aspiration des trompes de papillons, elles ne bougent plus.
Ensuite, elles descendent par les racines dans la terre amie, abondante en bien des choses, quand on sait la prendre.
Joie, joie qui envahit comme envahit la panique, joie comme sous une couverture.
Il faut ensuite ramener à terre les petits des
Meidosems qui, perdus, éperdus dans les arbres, ne peuvent s’en détacher.
Les menacer, ou encore les humilier.
Ils s’en reviennent alors, on les détache sans peine et on les ramène, emplis de jus végétal et de ressentiment.
Dans la glace, les cordons de ses nerfs sont dans la glace.
Leur promenade y est brève, travaillée d’élancements, de barbes d’acier sur le chemin du retour au froid du
Néant.
La tête crève, les os pourrissent.
Et les chairs, qui parle encore de chairs?
Qui s’attend encore à des chairs?
Cependant, il vit.
L’horloge roule, l’heure s’arrête.
Le boyau du drame, il y est.
Sans avoir à y courir, il y est…
Le marbre sue, l’après-midi s’enténèbre.
Cependant, il vit…
Oh!
Elle ne joue pas pour rire.
Elle joue pour tenir, pour se retenir.
Lune qui s’accroche, lune qui se décroche.
Elle joue une bille contre un bœuf et elle perd un chameau.
Erreur?
Oh, non, il n’y a jamais erreur dans le cerrcle fatal.
Il n’y a pas de rire.
Pas place pour rire.
Toute mobilisée pour souffrir, pour tenir.
Le cuvier des larmes est plein jusqu’au bord.
Le
Meidosem comme une fusée s’éclaire.
Le
Mei-dosem comme une fusée s’éloigne.
Allez, il reviendra.
Peut-être pas à la même vitesse, mais il reviendra, appelé par les fibres qui tiennent aux capsules.
Elle chante, celle qui ne veut pas hurler.
Elle chante, car elle est fière.
Mais il faut savoir l’entendre.
Tel est son chant, hurlant profondément dans le silence.
Une gale d’étincelles démange un crâne douloureux.
C’est un
Meidosem.
C’est une peine qui court.
C’est une fuite qui roule.
C’est l’estropié de l’air qui s’agite, éperdu.
Ne va-t-on pas pouvoir l’aider?
Non!
Ils ont mis les gants pour se rencontrer.
Dans le gant, on trouve une main, un os, une épée, un frère, une sœur, une lumière, cela dépend des
Meidosems, des jours, des chances.
Dans la bouche on trouve une langue, un appétit, des mots, une douceur, l’eau dans le puits, le puits dans la
Terre.
Cela dépend des
Meidosems, des jours, des chances.
Dans la cathédrale de la bouche des
Meidosems, ils font aussi claquer des pavillons.
Un ciel de cuivre le couvre.
Une ville de sucre lui rit.
Que va-t-il faire?
Il ne fera pas fondre la ville.
Il ne pourra pas percer le cuivre.
Renonce, petit
Meidosem.
Renonce, tu es en pleine perte de substance si tu continues…
Il plaît et pourtant…
Il dort à cheval dans sa peine immense.
Son chemin est l’horizon circulaire et la
Tour percée du ciel astronomique.
Il plaît.
Son horizon inaperçu élargit les autres
Meidosems, qui disent «
Qu’est-ce qu’il y a?
Qu’est-ce qu’il y a donc?… » et sentent de l’étrange, de l’agrandissement à son approche.
Et cependant, il dort à cheval dans sa peine immense…
Cette jeune
Meidosemme est toute en pavillons.
Sa face ne dit rien que «
Regardez mes pavillons ».
Et ils sont tellement nets que c’est très joyeux et qu’on pense «
Quelle est donc cette
Meidosemme porte-pavillon? » car ce sont, quoiqu’elle n’y songe pas, des pavillons qui ne veulent rien dire.
Autre chose, on peut voir dessous, si l’on est celui-là qui doit être appelé à l’y voir, qu’elle-même devine à peine, toute occupée à son
pavoi-sement.
Danger!
Il faut fuir.
Il le faut.
Vite.
Il ne fuira pas.
Son dominateur droit ne lui permet pas.
Mais il le faut.
Ne veut pas son dominateur droit.
Son épouvantant gauche s’agite, se tord, au supplice, hurle.
Inutile, ne veut pas son dominateur droit.
Et meurt le
Meidosem qui, indivisé, eût pu fuir.
Finie la vie.
Il n’en reste plus.
On pourra seulement, si on le veut absolument, en faire l’histoire.
Si grande que soit leur facilité à s’étendre et passer élastiquement d’une forme à une autre, ces grands singes nlamentaux en recherchent une plus grande encore, plus
rapide, pourvu que ce soit pour peu de temps et qu’ils soient sûrs de revenir à leur état premier.
Et pour cela s’en vont ces
Meidosems joyeux ou fascinés vers des endroits où on leur fait promesse d’une grande extension, pour vivre plus intensément et de là repartent excités vers des endroits
où une promesse analogue leur a été faite.
Des coulées d’affection, d’infection, des coulées de l’arrière-ban des souffrances, caramel amer d’autrefois, stalagmites lentement formées, c’est avec ces
coulées-là qu’il marche, avec elles qu’il appréhende, membres spongieux venus de la tête, percés de mille petites coulées transversales, allant jusqu’à terre,
extravasées, comme d’un sang crevant les artérioles, mais ce n’est pas du sang, c’est le sang des souvenirs, du percement de l’âme, de la fragile chambre centrale, luttant dans
l’étoupe, c’est l’eau rougie de la veine mémoire, coulant sans dessein, mais non sans raison en ses boyaux petits qui partout fuient; infime et multiple crevaison.
Un
Meidosem éclate.
Mille veinules de sa foi en lui éclatent.
Il retombe, s’étale et s’extravase en de nouvelles pénombres, en de nouveaux étangs.
Qu’il est difficile de marcher ainsi…
Le visage qui porte des chaînes, le voici.
Le chapelet de mailles le tient par les yeux, s’enroule autour de son cou, retombe, arrache, le fait souffrir du poids des mailles uni au poids de l’esclavage.
La longue ombre qu’il projette en avant en dit long là-dessus.
Temps!
Oh! le temps!
Tout le temps qui est le tien, qui eût été le tien…
Organes épars, courses rompues, intentions prises dans la pierre.
Le solide vous a ainsi.
En tessons de vous-même.
Le solide tant désiré vous a enfin.
Disloqués, en morceaux, genoux de l’élan. Étrange palissade meidosemme.
Plus de bras que la pieuvre, tout couturé de jambes et de mains jusque dans le cou, le
Meido-sem.
Mais pas pour cela épanoui.
Tout le contraire : supplicié, tendu, inquiet et ne trouvant rien d’important à prendre, surveillant, surveillant sans cesse, la tête constellée de ventouses.
Meidosem, à la tête habitée d arborescences, regardant non par les yeux crevés, mais par le chagrin de leur perte et par la térébrante souffrance.
Une arborescence infinie… sous la minceur translucide du visage exténué, exprime une vie percée, par-dessus un autre qui se forme, qui se forme, malaisé, prudent,
effilé et déjà repercé.
Grand, grand
Meidosem, mais pas si grand somme toute, à voir sa tête.
Meidosem à la face calcinée.
Et qu’est-ce qui t’a brûlé ainsi, noiraud?
Est-ce hier?
Non, c’est aujourd’hui.
Chaque aujourd’hui.
Et elle en veut à tous.
Calcinée comme elle est, n’est-ce pas naturel?
La grande lance diagonale qui, du haut en bas du
Meidosem faiblissant, s’est implantée pour le retenir.
Est-ce qu’elle va pour finir le retenir?
Du front au genou, grande béquille sans moelle.
Traverse impérieuse, à la dureté militaire.
Tuteur féroce, tu veux tuer ou tu soutiens?
Pas seulement le
Christ a été crucifié.
Celui-ci aussi l’a été,
Meidosem inscrit dans le polygone barbelé du
Présent sans issue.
Bien au-delà d’une sentence de juge, bien au-delà d’un écroulement de villes.
La plénitude de sa plaie l’isole de l’accident.
Il pâtit comme on règne.
Cuisses rondes, buste rond, tête ronde.
Mais ces yeux?
Obliques, dégringolés, percés.
Mais cet entredeux yeux?
Si grand, si grand, si vide.
Pour avaler quoi, avec ce vide?
Lézard tenace et dur comme le guet, il attend, ce
Meidosem.
Sans ciller, dans l’espoir de se remplir, il attend…
Très peu soutenus, toujours très peu soutenus, les voilà encore, leur colonne de vertèbres (sont-ce même des vertèbres?) transparaissant sous l’ectoplasme de leur
être.
Ils ne devraient pas aller loin.
Si, ils iront loin, vissés à leur faible, en quelque sorte forts par là et même presque invincibles…
Sur un corps mou, une tête de proie et de prise, de domination passée, comme un tracteur arrêté un après-midi sur les sillons d’un champ pas fini d’être
labouré.
Macle de tessons, de cristaux, de blocs.
La lumière y arrive droite, en repart droite, n’est entrée nulle part.
Le farouche noyau pétré attend, sur un corps vague, étranger, hétérogène, le clivage salutaire qui l’ouvre et le soulage enfin.
Agrafes du mal, vous avez eu prise ici.
Le
Mei-dosem a pourtant aussitôt fait butoir.
Risible résistance!
Palissade de peau contre dents de tigres.
Enfin… ça suffira peut-être cette fois.
Bovin
Bouddha de sa bête…
Le monde inférieur se médite en lui sans défaire ses courbes, et paît le
Meidosem, l’herbe invisible des douleurs remises en place.
Il domine?
Non; seulement il n’est pas égalé.
Démons féminins de l’excitation de l’encre du désir, triangulaire visage en poils de tentation, où percent, où coulent cent regards de pluie, cent regards accrocheurs,
de regards pour regards en retour.
Petite araignée noire, naine et crachant lentement, pour arrêter le temps un instant.
D’une berline de l’air, ou d’une petite terre inconnue dissimulée dans quelque ionosphère est descendue une petite troupe de
Meidosems nus, accrochés, certains, à des parachutes, d’autres à quelques ficelles ou à une motte plongeante, d’autres pas accrochés du tout.
Légers, fibres et fils rejetés en arrière, ces
Meidosems sont descendus en oblique (sans doute une certaine dérive), mains au repos, appliquées contre la jambe.
Tomber pour tomber, ils préfèrent tomber sagement, dans la dérive légère.
Non, ne s’inquiètent pas, descendent calmes, calmes, bien tendus les membres, bien tendus.
Sans arrière-pensée.
A quoi bon s’inquiéter déjà?
Ils en ont pour quelques secondes encore avant la casse.
Le voici le nœud indivisible et c’est un
Meido-sem.
Tout éruption, si on l’écoutait, mais c’est un nœud indivisible.
Profondément, inextricablement noué.
Sa jambe cessant d’être jambe si jamais elle l’a été, balai terminal d’une poitrine serrée qui elle aussi montre la corde et le jute.
Quel étranglé ne parle un jour de se libérer?
Les tables elles-mêmes parlent, à ce qu’on dit, de se libérer de leurs fibres.
Sphérule contractée de tête d’insecte, de tête de libellule, portée haut sur dansante démarche, sur allure paysanne.
Et toujours cette tête inquiète, semblable à celle que la souris porte sur son corps, au-devant des fromages empoisonnés, des graines éparses et des étoffes
abandonnées.
Tête pour se broyer.
Un nuage ici fait un nez, un large nez tout
répandu, comme l’odeur autour de lui, fait un œil
aussi, qui est comme un paysage, son paysage
devant lui, et maintenant en lui, dans la géante
tête, qui grandit, grandit démesurément.
D’une brume à une chair, infinis les passages en pays meidosem…
Profils en forme de reproches, profils en forme d’espoirs déçus de jeunes filles, voilà ces profils meidosems.
Concaves par-dessus tout, concaves attristés, mais pas larmoyants.
Pas d’accord pour le dur, pas d’accord pour les larmes.
Pas d’accord.
On ne les a jamais qu’entr’aperçus, les
Meidosems.
Un bandeau sur les yeux, un bandeau tout serré, cousu sur l’œil, tombant inexorable comme volet de fer s’abattant sur fenêtre.
Mais c’est avec son bandeau qu’il voit.
C’est avec tout son cousu qu’il découd, qu’il recoud, avec son manque qu’il possède, qu’il prend.
Dans son corps corseté pour sentir le résonnant, tendu vers un monde où la suée même est sonore, il cherche le drame voyageur qui sans trêve circule autour de lui
et de tous ses frères meidosems inquiets et qui ne savent quoi saisir.
Quand ils ont des soucis, leur tête se creuse, en jatte, en baquet, mais vide, de plus en plus vide, quoique de plus en plus grand, et ferait presque éclater leur crâne.
Quand deux choses ne leur plaisent pas, entre lesquelles il leur faudrait choisir et décider, quand, entre deux décisions à prendre, chacune désagréable et
génératrice probable d’autres désagréments mais difficiles à suivre à l’avance, ils n’arrivent pas à donner la préférence à l’une sur l’autre,
qui continue en quelque sorte, à chaque instant, de sonner de la cloche, ils agissent alors en reculant de plus en plus dans leur tête qui fait le vide devant le problème
tracassant qui ne les tracasse pas moins pour cela, vide douloureux qui occupe tout, sphère de néant.
Il lui est sorti du nez une espèce de lance courbe.
Elle vient de se former.
C’est un balancier.
Il leur en faut presque toujours des balanciers aux
Meidosems, quoique ça les gêne souvent terriblement, comme on pense bien, et dans la marche et à la course; et dans les rencontres.
Souvent vous voyez des
Meidosems parfaitement arrêtés, alors qu’il n’y a pas de quoi s’arrêter, sauf que leurs balanciers se sont pris dans des poutres, dans des perches, ou dans les balcons d’une
maison ou simplement dans les balanciers les uns des autres et ne peuvent plus avancer, attendent peut-être de périr ou d’être enfin dégagés avec de gros risques par
quelque casse-tout qui détermine avec divers accidents l’Accident libérateur.
Pour s’éviter de tomber en pareil engrenage de balanciers ils avancent plus volontiers en cortège, que seuls ou en groupes désordonnés.
Un jeune
Meidosem se plie, se replie, s’efface tant qu’il peut, se rejetant en arrière comme un lasso.
Mais la terrible tour animée qui le menace, penchée sur lui comme l’écroulement prochain d’un building sur l’auvent d’un petit pavillon…
Mais la terrible tour… en cet instant de flanelle…
Roche d’âme.
Contre elle, pas de recours.
Ils n’en trouvent pas.
Pas de contoumement possible.
Ils n’en trouvent pas.
Là-dessus, ils buteraient s’ils avançaient et ce n’est rien que vent, confluent de vents.
Là, remontant le fleuve de boue, monté sur un cheval solide, il espère aboutir à la mer de boue qui submergera ce qui doit être submergé.
Les yeux fixés sur l’estuaire dont il croit voir flotter les premières bouées, signes du vaste agrandissement qui va le libérer comme le sombre peut libérer.
Une souris s’échappe, mordille le doigt d’un vieux gant. «
Que fais-tu là, souris? » «
Je suis l’aigle de demain », répond-elle et déjà les
Meido-sems des alentours s’enfuient épouvantés.
Le bec impérieux se développe en un temps rapide.
Pour se sauver, il faudra faire vite maintenant.
Il se mue en cascades, en fissures, en feu.
C’est être
Meidosem que de se muer ainsi en moires changeantes.
Pourquoi?
Au moins, ce ne sont pas des plaies.
Et va le
Meidosem.
Plutôt reflets et jeux du soleil et de l’ombre que souffrir, que méditer.
Plutôt cascades.
Oh dortoirs-hiboux du souffle inétouffable.
Ils viennent ici,
Meidosems épuisés, conduits par le iil qui va du féminin au larcin, de la naissance à la pourriture, de la joie à la glaise, de l’air à l’azote.
Ils ont abouti ici.
Il n’y a rien à ajouter.
Meidosem qui s’envole par un rideau, revient par une citerne.
Meidosem qui se jette dans un ruisseau, se retrouve dans un étang.
Oh étrange, étrange naturel des
Meidosems.
Les pattes qui le font courir au bout du monde ne sont pas poilues, ne sont pas soutenues d’os, ne sont pas accrochées à un bassin solide circulaire.
Elles sont comme des gommes, comme de l’ennui qui court.
Les rosées de l’herbe des prairies ne s’attachent pas à elles.
Les pattes qui font courir les
Meidosems ne sont pas les pattes qu’il plairait aux bêtes d’avoir pour courir vite, quand la victime est en vue et si bonne dans son soubresaut… quand on arrive jusqu’à elle.
Non, ce ne sont pas ces pattes-là.
Et voici quelques-uns des lieux où vivent les
Meidosems, étranges en vérité; étrange qu’ils acceptent d’y vivre…
Il faut le dire, ils vivent surtout dans des camps de concentration.
Les camps de concentration où vivent ces
Meidosems, ils pourraient n’y pas vivre.
Mais ils sont inquiets comment ils vivraient s’ils n’y étaient plus.
Ils ont peur de s’ennuyer dehors.
On les bat, on les brutalise, on les supplicie.
Mais ils ont peur de s’ennuyer dehors.
Ici une plaine mamelonné éperdue vers le
Mei-dosem qui s’arrête stupéfait, lâchant son travail, auquel il était pourtant fort occupé, lâchant tout pour obéir à la fatale fascination.
Les élastiques de son être se tendent, se gonflent.
Ce n’est peut-être pas si dangereux qu’on pourrait croire.
Une corde dans une tour, il s’enroule dans la corde.
Fait!
Il se rend compte qu’il y a erreur.
Il s’enroule dans la tour.
Il se rend compte qu’il y a erreur.
Elle fléchit, elle se tord.
Il faut la redresser.
Il reçoit trois singes et leur fait les honneurs de la tour.
Les singes s’agitent et la réception n’est pas parfaite.
Cependant la tour est là, il faut monter, il faut descendre, il faut remonter avec deux singes sur les bras et un troisième qui en veut à ses cheveux.
Mais le
Meidosem est bien plus distrait que le singe.
Le
Meidosem songe toujours à autre chose.
Ce frêle songe à plus frêle encore, quand, arrivé au bout de l’agitation de ses quelques fils, après un temps pas tellement long, il sera comme s’il n’avait jamais
été.
En attendant, il faut d’autres tours.
Pour voir plus loin.
Pour pouvoir s’inquiéter de plus loin.
Par des plafonds crevés surgissent des têtes avides, curieuses, effarées, des têtes de
Meidosems.
Par les cheminées, par les fentes, par tout ce qui peut recevoir l’appareil à regarder.
Dans la maison, dans la pièce, d’entre les lattes, (et il y a des centaines de petites lattes par porte) apparaissent des
Meidosems, disparaissent des
Meidosems, reparaissent, redisparaissent.
Vite ici, vite partis les
Meidosems fureteurs…
Ici est le vieux palais aux longs couloirs où picorent les poules, où l’âne vient passer la tête.
Tel est le vieux palais.
C’est à plus de mille que les
Meidosems s’y tiennent, à bien plus de mille.
Tout est à l’abandon.
Personne n’est servi.
Personne n’a ce qu’il lui faudrait.
Le toit est mauvais.
Ils ont seulement, qu’ils tiennent en commun, qu’ils ne lâchent jamais, quatre mauvaises cordes.
Sans elles, même dans le palais, ils ne seraient pas à l’aise.
Quant à sortir sans, pas question.
Ils seraient épouvantés.
Et déjà ils sont épouvantés quand ils les ont dans la main, épouvantés qu’on ne les leur coupe.
Et on les leur coupe.
Aussitôt tous ensemble se jettent à renouer les morceaux coupés, s’embrouillent, tombent, se font menaçants.
Il y a bien d’autres cordes.
Mais avec d’autres, ils auraient peur de s’étrangler par mégarde.
Ici est la ville des murs.
Mais les toits?
Pas de toits.
Mais les maisons?
Pas de maisons.
Ici est la ville des murs.
Plans en mains, vous voyez constamment des
Meidosems chercher à en sortir.
Mais jamais ils n’en sortent.
A cause des naissances (et les morts momifiés occupent une place toujours plus grande entre les murs) à cause des naissances, toujours plus de gens.
Il faut construire de nouveaux murs entre les murs déjà existants.
Il y a de longs entretiens meidosems dans les murs, sur
Cela qui serait sans murs, sans limites, sans fin et même sans un commencement.
Quel paysage meidosem est sans échelles?
De toutes parts, jusqu’au bout de l’horizon, échelles, échelles…et de toutes parts têtes de
Meidosems qui y sont montés.
Satisfaites, vexées, ardentes, inquiètes, avides, braves, graves, mécontentes.
Les
Meidosems d’en bas qui circulent entre les échelles travaillent, entretiennent famille, paient, paient à des encaisseurs de toute tenue qui arrivent constamment.
On dit d’eux qu’ils ne subissent pas l’appel de l’échelle.
Pour deviser avec les vautours et avec les aigles qui passent à grande distance, ils édifient en une matière ferme de grands arbres, plus élevés que tout autre arbre,
de beaucoup, et capables, pensent-ils, de faire rêver les oiseaux eux-mêmes et de leur faire comprendre directement combien en somme ils sont pareils,
Meidosems et oiseaux.
Mais les oiseaux ne s’y sont pas laissé prendre, sauf quelques « mouchetis » de passereaux qui mettraient leur nid sur une lance, pourvu qu’il y ait des
Meidosems proches et de la nourriture et de l’agitation sans conséquence.
Parfois une volée d’oiseaux des îles ou une bande de migrateurs est signalée, se pose sur les plus hautes branches pour jacasser quelques instants et repart sans chercher aucun
rapport avec les
Meidosems déçus, mais jamais tout à fait déçus, et qui attendent toujours.
Il étend la surface de son corps pour se retrouver.
Il renie la présence de lui-même pour se retrouver.
Il vêt d’une chemise quelques vides pour, avant l’autre
Vide, un petit semblant de plein.
Les tiges montantes où ils prennent place conduisent à une terrasse ouverte.
Il y a beaucoup de tiges montantes.
Elles ne font pas de bruit.
Il y a beaucoup de terrasses.
Mais ce ne sont jamais que des terrasses et il faut tôt ou tard redescendre à cause de choses dont on a besoin.
Ensuite, vite, remonter.
Les plus nombreux efforts passent à trouver les tiges qui montent.
On n’a pas toujours la sienne.
Il faut que l’impatient se mette avec un autre qui fasse fonctionner la sienne, grande celle-là et où il emporte quantité de
Meidosems.
Arrivé en haut, l’autre se fait payer en bruits.
De là les vacarmes épouvantables à telle ou telle terrasse, si elle est spacieuse.
D’ailleurs presque toute terrasse est libératrice de cris.
Sur un toit, il y a toujours un
Meidosem.
Sur un promontoire, il y a toujours des
Meidosems.
Ils ne peuvent rester à terre.
Ils ne peuvent s’y plaire.
Dès que nourris, ils repartent vers la hauteur, vers la vaine hauteur.
Sur une grande pierre pelée, qu’est-ce qu’il attend, ce
Meidosem?
Il attend des tourbillons.
Dans ces tourbillons de
Meidosems emmêlés, frénétiques, est la joie; or la germination meido-semme augmente avec l’exaltation.
D’autres
Meidosems attendent plus loin, fils légers qui désirent s’emmêler à d’autres fils, qui attendent des effilochés du même genre, qui passent en flocons emportés
par le vent, qui eux-mêmes attendent un courant qui les soulève, les ascende et leur fasse rejoindre ou des isolés ou une troupe plus grosse de «
Meidosems de l’air ».
La chance fait parfois qu’ils rencontrent les algues d’âmes.
Mystérieux est leur commerce, mais il existe.
Tremblements, emportement cyclonique, ce sont les risques de l’air.
Ce sont les joies de l’air.
Comment ne pas se laisser emporter par la haute bourrasque meidosemme?
Sans doute elle a une fin.
Il y a, en effet, constamment dans le ciel des chutes de
Meidosems.
On y devient presque indifférent.
Il faut être parmi les proches pour y faire attention.
Certains ont les yeux en l’air seulement pour voir tomber.
Des ailes sans têtes, sans oiseaux, des ailes pures de tout corps volent vers un ciel solaire, pas encore resplendissant, mais qui lutte fort pour le resplendissement, trouant son chemin
dans l’empyrée comme un obus de future félicité.
Silence.
Envols.
Ce que ces
Meidosems ont tant désiré, enfin ils y sont arrivés.
Les voilà…
Henri Michaux
Fabuleux texte, magnétique.
Incroyable voyage…
¸¸.•¨• ☆
J'aimeAimé par 1 personne
Unique, Célestine, ..
J'aimeAimé par 1 personne
Bonjour ma Céleste,
Je ne pense pas que tu auras traduit ma concision volontaire d’hier par un manque de quoi te répondre. L’ARTICLE est en tous points EXCEPTIONNEL. Un MONUMENT dans ces rues plutôt désertes du web…J’étais fatigué, de travail pour soigner et de mal au dos d’évasion pour franchir… Tu te rends compte….personne à part Barbara et toi n’a souligné cet article….nous sommes bien dans la pauvreté réelle…Aussi plutôt que d’écrire moi-même, je préfère joindre cette analyse pointue de l’Erudit. Mieux qu’une lanterne c’est le phare. Bon courage, c’est long, mais ce qui l’est d’habitude est insignifiant, là ouah ! Je t’embrasse femme de lucidité.
er cet article
Deslauriers, R. (2002). Les Meidosems d’Henri Michaux :
émergences du dedans, résurgences orientales. Tangence, (68),
121–136. doi:10.7202/008252ar
Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services
d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous
pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politiquedutilisation/]
12. Henri Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », dans Passages,
ouvr. cité, p. 66.
13. Henri Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », dans Passages,
ouvr. cité, p. 60.
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 124
« fantomisme 14 » michalcien, école de peinture sur laquelle il convient
de nous attarder un instant.
Michaux est à la fois l’initiateur et l’unique disciple de ce
pseudo-mouvement artistique, également appelé « psychologisme
». C’est en 1946, dans la préface de Peintures et dessins intitulée
« En pensant au phénomène de la peinture », que Michaux
explique les règles de cet art visant à faire « le portrait des tempéraments
15 ». En effet, pour lui, peindre un visage consiste à projeter,
sur le papier ou sur la toile, l’essence d’un modèle, son double fluidique
plutôt que son apparence :
Il y a un certain fantôme intérieur qu’il faudrait pouvoir peindre
et non le nez, les yeux, les cheveux qui se trouvent à l’exté-
rieur… souvent comme des semelles.
Un être fluidique qui ne correspond pas aux os et à la peau pardessus,
que nous voyons aussitôt, amis, ennemis, amants,
parents, connaissances et qui fait que nous reconnaissons aussitôt
comment la personne « va » en cet instant précis, non deux
minutes après, caractère enfin qui apparaît à tous les sensibles
sauf, insigne malheur, précisément aux peintres. […]
Le visage a des traits. Je m’en fiche. Je peins les traits du double
(qui n’a pas nécessairement besoin de narines et peut avoir une
trame d’yeux) 16.
Semblable assertion vise, bien sûr, à critiquer la peinture dite figurative
que Michaux exècre, mais elle rapproche également son
esthétique de celle d’un Chinois comme Teng Ch’un pour qui le
pouvoir de la peinture « tient à un seul adage : “ Transmettre l’esprit
” 17 ». Hormis ses œuvres fantomistes, Michaux s’adonne
d’ailleurs fréquemment à ce genre de pratique : on n’a qu’à penser
aux Mouvements de 1951, « [m]ouvements d’écartèlement et
d’exaspération intérieure plus que mouvements de la marche »,
14. Voir Henri Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », dans Passages,
ouvr. cité, p. 62 : « Si donc j’aimais les Ismes et devenir capitaine de
quelques individus, je lancerais bien une école de peinture, le FANTOMISME
(ou le psychologisme) ».
15. Henri Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », dans Passages,
ouvr. cité, p. 63.
16. Henri Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », dans Passages,
ouvr. cité, p. 63.
17. Il s’agit d’une inscription qui figure dans un tableau de Teng Ch’un, lettré de
la dynastie Song (960-1279) et fils de Mi Fu, intitulé « L’esprit révélé des nuages
et des montagnes ». Cité et traduit par François Cheng, Souffle-esprit.
Textes théoriques chinois sur l’art pictural, Paris, Seuil, 1989, p. 27.
ROSALINE DESLAURIERS 125
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 125
aux Arbres des Tropiques (1942) 18, ou même aux kyrielles d’êtres
fictifs engendrées par un peintre-poète qui cherche à rendre « non
leurs formes mêmes insolites, mais leurs lignes de force, leurs
élans 19 ».
Dans la lignée des Hacs, des Émanglons, des Omobuls, des
Mastadars, des Gaurs ou des Hivinizikis, la création des Meidosems
permet également à Michaux de perpétuer la pratique d’un genre :
celui du récit de voyage imaginaire. Cependant, plus l’étrange ethnologue
décrit les habitants de la singulière contrée meidosemme,
plus il supprime le fil conducteur qui aurait pu permettre au lecteur
de se représenter les êtres polymorphes qui y résident. Subissant
tour à tour les jeux et triomphes alternés de la douleur et de
l’extase, de l’immobilité et de la vitesse, du bas et du haut, de l’ombre
et de la lumière, dans le miroir des pages michalciennes, la
Meidosemme et le Meidosem se suivent sans se ressembler. Un
temps yin, un temps yang : voilà les Meidosems, pourrions-nous
dire en paraphrasant un vieil aphorisme chinois tiré du Hi ts’eu et
cité par Michaux dans Idéogrammes en Chine 20. Figurant constamment
les « aspects antithétiques 21 » d’une existence irréelle, ces
deux emblèmes s’emmêlent, se démultiplient ou s’estompent au fil
des portraits, tels les rythmes intérieurs d’un poète qui lance ses
mots comme pigments et eau sur une toile 22.
126 TANGENCE
18. Dans cette œuvre, Michaux entend saisir l’essence, voire le « caractère » des
arbres tropicaux. Voir Henri Michaux, Arbre des Tropiques, dans Œuvres complètes,
ouvr. cité, p. 721-743.
19. Wieland Schmied, « Henri Michaux : Réflexions », dans Michaux, Hanovre,
Kestner-Gesellschaft, 1973, p. 13.
20. Michaux écrit : « Yi Tin [sic], Yi Yang, tche wei Tao/Un temps Yin, un temps
Yang/Voilà la voie, voilà le tao ». Henri Michaux, Idéogrammes en Chine,
Saint-Clément, Fata Morgana, 1975, non paginé. Ce texte a d’abord été la pré-
face de : A. Tchang Long Van, La calligraphie chinoise, Paris, Club Français du
livre, 1971.
21. Selon Marcel Granet, cet aphorisme et ses variantes suggèrent l’impression
que les notions de yin et de yang s’insèrent dans un ensemble de représentations
dominé par l’idée de rythme. Une idée qui « peut avoir pour symbole
toute image enregistrant deux aspects antithétiques ». Voir Marcel Granet,
« Les idées directrices. Le yin et le yang », dans La pensée chinoise, Paris, Albin
Michel, 1968, Livre II, p. 105.
22. Pour Michaux, les mots expriment mal ses mouvantes pensées alors que l’exercice
de la « peinture » (aquarelle, gouache, huile ou encre) lui permet davantage
de spontanéité. Au sein de ses écrits, il s’adonne donc fréquemment à une
forme de « mimétique picturale ». Voir la notice de « Peintures », dans Œuvres
complètes, ouvr. cité, p. 1301. On comprendra que, dans cet article, l’usage du
terme peinture englobe les différents médiums dont Michaux fait usage.
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 126
L’idée de rythme — secondée par celle de la souffrance et de
l’effacement que nous aborderons plus loin — semble, du reste,
avoir guidé la rédaction de ce mystérieux carnet de voyage. À certains
moments, Michaux alterne répétitions et ellipses comme s’il
soumettait les mots à l’urgence de sa pensée. Ailleurs, il prolonge
une phrase interminable ou se contente de brèves images entrecoupées
de points. Peignant ses idées sans ratures, il juxtapose plusieurs
actions conjuguées à des temps différents ou encore accumule,
grâce à une surabondance de prépositions, une multitude de
détails contradictoires qui figurent et défigurent le Meidosem au
sein d’un même tableau. « Je peins comme j’écris », déclare
Michaux dans un catalogue d’exposition, « pour être le buvard des
innombrables passages qui en moi […] ne cessent d’affluer. Pour
montrer aussi les rythmes de la vie et, si c’est possible, les vibrations
mêmes de l’esprit 23. » Or vouloir peindre ces rythmes et ces
vibrations rappelle un des six principes essentiels de la peinture
chinoise, le k’i-yun, qui consiste à saisir le « mouvement vital de
l’esprit par le rythme des choses 24 ». Ce principe, qui a traversé les
âges, incite les artistes à ressentir les phénomènes naturels en vertu
d’une forme de sympathie, de manière à insuffler une atmosphère
et une âme à leurs paysages. Célébré et observé même par des marginaux
comme Sou Tong P’o, Mi Fou et leurs successeurs des époques
Yuan (1279-1368), Ming (1368-1644) et Ts’ing (1644-1911),
le k’i-yun était assurément connu de Michaux. Dans Un barbare en
Asie, il évoque le Kiaï-Tseu-Yuan Houa Tchouan (Les enseignements
de la peinture du jardin grand comme un grain de moutarde), une
compilation des principaux traités de peinture et d’histoire de l’art
chinois 25, alors que peu après, dans Portrait du chinois (1937), il
23. Wieland Schmied, ouvr. cité, p. 13.
24. Il s’agit du premier des six principes essentiels définis par Sie Ho dans un
traité mystico-esthétique du VIe siècle : le Kou houa pin lou. Le k’i-yun est parfois
traduit par « résonance de l’esprit (ou de la vitalité) et mouvement de la
vie », « vitalité rythmique » ou encore « mouvement vital de l’esprit par le
rythme des choses ». Voir Osvald Siren, « Comment les Chinois envisagent
l’art de la peinture », conférence faite le 30 novembre 1933 à l’Association
française des amis de l’Orient, dans Michel Courtois, La peinture chinoise,
Lausanne, Éditions Rencontre, coll. « Histoire générale de la peinture », 1967,
p. 105. François Cheng, quant à lui, traduit k’i-yun par l’expression suivante :
« animer les souffles harmoniques ». Voir Souffle-esprit. Textes théoriques chinois
sur l’art pictural, ouvr. cité, p. 19.
25. Dans ce texte, Michaux écrit Kiaï-Tseu-Yuan Houa Tchouan au lieu de Jieziyuan
huazhuan. Voir Henri Michaux, Un barbare en Asie et « Notes et
variantes », dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 385 et 1149.
ROSALINE DESLAURIERS 127
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 127
affirme : « Le premier précepte d’un traité de peinture, Le jardin du
grain de Sénevé, est “ Des choses, des êtres, dégagez le mouvement
vital ” 26 ». Règle d’or qui rejoint presque littéralement certaines
traductions de l’expression k’i-yun.
Michaux et l’art chinois
Plusieurs écrits de ce franco-belge féru d’Orient témoignent
de son inclination pour cet art établi sous le double règne de la
quintessence et de la spontanéité. Tantôt il couvre d’éloges Wang
Wei, « lettré accompli » de la période T’ang (618-907) à qui l’on
doit notamment l’invention du paysage monochrome 27, tantôt il
célèbre la pratique picturale de son frère d’armes et d’âme, Zao
Wou Ki, « plus libéré du concret que ses prédécesseurs », mais
digne héritier d’un certain « Tao de la peinture 28 ». En effet, si des
artistes occidentaux tels Paul Klee, Giorgio de Chirico et Max
Ernst ont pu réconcilier Michaux avec le geste de peindre, qu’il
confondait ultérieurement avec celui d’imiter la réalité 29, dans
Émergences-Résurgences il avoue :
[…] c’est la peinture chinoise qui entre en moi en profondeur,
me convertit. Dès que je la vois, je suis acquis définitivement au
monde des signes et des lignes. Les lointains préférés au proche,
la poésie de l’incomplétude préférée au compte rendu, à la copie.
Les traits lancés, voltigeants, comme saisis par le mouvement
128 TANGENCE
26. Henri Michaux, « Portrait du Chinois », dans Œuvres complètes, ouvr. cité,
p. 541.
27. Wang Wei fut également le premier à appliquer au paysage « la méthode “ p’o
mo ”, l’encre éclaboussée, brisée, « rompue », dérivée de l’écriture d’herbe »
(Michel Courtois, ouvr. cité, p. 33). Cette technique consistait à « rompre », à
l’aide de petits traits dits ts’un, rides ou plis, la monotonie des lavis à l’encre.
Wang Wei est donc l’inventeur d’une forme appelée « ride de la goutte de
pluie », ou encore rides « en fibres de chanvres emmêlées » (James Cahill, La
peinture chinoise, Genève, Skira, coll. « Les trésors de l’Asie », 1950, p. 29).
Dans Idéogrammes en Chine, Michaux évoque d’ailleurs « l’admirable Wang
Wei » et son invention : la ride « de la pluie et de la neige » (Henri Michaux,
Idéogrammes en Chine, ouvr. cité, non paginé).
28. Henri Michaux, « Jeux d’encre », dans Zao Wou Ki. Encres, Paris, Cercle d’Art,
1980, non paginé.
29. Dans « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence »,
Michaux écrit : « Extrême surprise. Jusque là, il haïssait la peinture et le fait
même de peindre, comme s’il n’y avait pas encore assez de réalité, de cette
abominable réalité, pensait-il. Encore vouloir la répéter, y revenir ! ». Voir
Henri Michaux, « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence
», dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. CXXXII.
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 128
d’une inspiration soudaine et non pas tracés prosaïquement,
laborieusement […] voilà qui me parlait, me prenait, m’emportait
(ER, p. 12).
Semblable apologie rappelle d’ailleurs l’apparence des Meidosems,
fréquemment réduits à une structure métallique (lances, treillis ou
barbelés) ou à une forme longiligne en mouvements (fils, fibres,
lasso, corde) qui les donnent à voir comme des « rides en coups de
haches 30 » ou des coups de pinceaux en « fibres de chanvres emmê-
lées 31 », si l’on utilise la terminologie imagée du vocabulaire technique
chinois. En filigrane de ses portraits, le peintre-poète dessine
donc des arabesques qui s’élancent en flèches, s’étirent, s’effilent
ou se nouent. Précurseurs des Mouvements publiés en 1951, ces
trajets pictographiés semblent directement inspirés tant par la
peinture chinoise que par les principes idéographiques d’une langue
qui fascinaient Michaux par leur « faculté de réduire l’être à
l’être signifié 32 ». Lointains héritiers de « l’esperanto lyrique 33 » qui
caractérise ses premiers écrits, les Meidosems s’inscrivent ainsi dans
la foulée d’une recherche idéographique amorcée par Alphabets
(1927) et Narration (1927), recherche qui culmine avec les recueils
Par la voie des rythmes (1973) et Par des traits (1984).
En outre, ne pourrait-on pas lire le Portrait des Meidosems
comme un simple trait, « enfant d’âme » qui se démultiplie en peuplade
et tisse sous les yeux du lecteur une « merveilleuse ficelle à
nœuds et à secrets 34 », proche parente de la cordelette nouée dont
30. Notons que ce tracé dit « à la hache » fut introduit au milieu du XIIIe siècle par
Ma Yuan et son fils Ma Lin ; voir François Cheng, D’où jaillit le chant, Paris,
Phébus, 2000, p. 23.
31. Voir note 27.
32. Henri Michaux, Un barbare en Asie, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 364.
33. Nous empruntons ici une formule que René Bertelé utilise pour qualifier les
premiers écrits de Michaux (Henri Michaux, Paris, Seghers, coll. « Poètes
d’aujourd’hui », 1957, p. 21). Semblable expression désigne l’utopie langagière
à laquelle aspirait Michaux, du « Grand combat » (1927) jusqu’à Par des traits
(1984). Cette utopie visait la création d’un nouveau langage situé en dehors
des normes syntaxiques et des conventions tyranniques de la langue française :
une langue constituée d’« émotions en signes » (Henri Michaux, Par des traits,
Saint-Clément, Fata morgana, 1984, non paginé).
34. Henri Michaux, « Dessiner l’écoulement du temps », dans Passages [1950],
ouvr. cité, p. 129. À une époque mythique qui remonte à la plus haute antiquité
chinoise, l’usage était de faire un grand ou un petit nœud dans une cordelette
pour marquer l’importance des événements du monde humain. Des
penseurs tels Lao-tseu ou Tchouang-tseu évoquent cette pratique pour faire
tantôt le procès de l’érudition, tantôt l’apologie d’une ère idéale qui aurait eu
lieu avant l’avènement de l’écriture. On comprend donc à quel point ce
ROSALINE DESLAURIERS 129
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 129
Lao-tseu et Tchouang-tseu vantent l’usage ? Dans un texte d’abord
paru en 1957 sous le titre « Vitesse et tempo », puis intitulé à nouveau
« Dessiner l’écoulement du temps », Michaux résume sa conception
de l’art en se réappropriant ce symbole cher aux penseurs
taoïstes :
Au lieu d’une vision à l’exclusion des autres, j’eusse voulu dessiner
les moments qui bout à bout font la vie, donner à voir la
phrase intérieure, la phrase sans mots, corde qui indéfiniment se
déroule sinueuse, et, dans l’intime, accompagne tout ce qui se
présente du dehors comme du dedans.
Je voulais dessiner la conscience d’exister et l’écoulement du
temps. Comme on se tâte le pouls 35.
Du reste, plusieurs portraits des Meidosems témoignent de cette
intrusion d’un dehors intériorisé par le poète. Par exemple, la
« grande pierre pelée » (VP, p. 182), qui accueille des tourbillons de
joies emmêlées, rappelle le geste du graveur qui, avant de s’adonner
à la frénésie de la création, a dû grener sa pierre pour la rendre
plus sensible 36. Dans un autre tableau, alors que les pattes d’un
Meidosem sont présentées « comme des gommes, comme de l’ennui
qui court » (VP, p. 169), comment ne pas ressentir la lassitude
du peintre, face à ces couches successives de gomme arabique qu’il
faut appliquer pour désensibiliser le calcaire 37 ? Calcaire qui devra,
130 TANGENCE
symbole a pu marquer l’esthétique d’un poète comme Michaux qui, pendant
toute sa vie, fut préoccupé par l’idée de tracer des pictogrammes ou même des
trajets pictographiés. Voir Lao-tseu, Tao te king, traduction de Liou Kia-hway,
Paris, Gallimard, 1967, chap. LXXX, et Tchouang-tseu, « Voleurs de coffrets »,
dans L’œuvre complète de Tchouang-tseu, traduction de Liou Kia-hway, Paris,
Gallimard, coll. « Unesco », 1969, chap. X.
35. Henri Michaux, « Dessiner l’écoulement du temps », ouvr. cité, p. 129.
36. On se souviendra sans doute que la première édition du Portrait des Meidosems,
intitulée alors Meidosems, comprenait des poèmes en prose et des estampes
et qu’il s’agissait, pour Michaux, d’une première expérience en tant que
lithographe. À cet égard, rappelons que l’exercice de la lithographie ne consiste
pas à tracer des sillons dans une pierre : après avoir été grenée, la pierre
lithographique est une surface sur laquelle l’artiste dessine ou peint des traits
qui seront, par la suite, imprimés sur papier grâce à un procédé chimique
fondé sur le principe de la répulsion du gras et de l’eau. À ce sujet, on pourra
consulter l’ouvrage suivant : Nicole Malenfant, L’estampe, Québec, Éditeur
officiel du Québec, coll. « Formart », 1979, p. 13-63.
37. D’une part, on sait que toute matière collante horrifiait Michaux : voir notamment
Henri Michaux, « En pensant au phénomène de la peinture », ouvr. cité,
p. 74. D’autre part, il considérait les mots comme de « collants partenaires » :
voir « Postface de Mouvements », dans Face aux verrous [1951], Paris, Gallimard,
1992, non paginé. Vues sous cet angle, les pattes gommeuses du Meidosem
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 130
par la suite, être constamment mouillé pour que cette colle sèche
n’adhère pas au papier pendant le passage sous presse, tout comme
« [l]es rosées de l’herbe des prairies ne s’attachent pas » aux pattes
gommeuses (VP, p. 169). À l’instar des lettrés chinois qui, solitaires,
partaient à la recherche de paysages émouvants où ils pouvaient
méditer leurs réactions intimes devant la nature, les sites
visités par Michaux fécondent son écriture, qu’il s’agisse d’effectuer
un voyage « réel entre deux imaginaires 38 », d’affronter l’univers
hallucinogène de la mescaline ou d’explorer un atelier de
lithographie. Malgré son indéniable fascination pour la magie des
traits et des élans propres au « peuple du pinceau 39 », l’auteur des
Meidosems ne s’est toutefois jamais totalement astreint aux rituels
sévères qui caractérisent l’art des peintres, poètes ou calligraphes
chinois 40, tout comme il ne cherchait nullement à tracer d’authentiques
caractères. Au contact de l’esthétique chinoise, il s’est plutôt
forgé une pratique artistique à son image : celle d’un autodidacte
épris d’Orient.
Des mots aux maux
Poète du geste pictural à l’affût des vibrations de sa pensée à
l’instant même où elle jaillit, Henri Michaux était hanté par l’idée
d’inventer son propre langage, en dehors des « menottes des
mots 41 ». Sans cesse, il remet en question le « maniement savant »
(EM, p. 15) inhérent à toute pratique littéraire. Si des œuvres
comme « Le grand combat » (1927) ou « Glu et gli » (1927) constituent
une déclaration de guerre contre la « tyrannie » de la langue,
la création des Meidosems coïncide plutôt avec l’avènement d’un
triomphe : celui de la peinture, qui occupera désormais une place
prépondérante dans l’œuvre de Michaux. Pour cet homme de lettres
peu fier de l’être, son « manque de savoir-faire » et son « incapourraient
également figurer les mots que le poète laisse courir sur sa page, au
gré de ses mouvantes pensées.
38. Henri Michaux, « Préface nouvelle » à Un barbare en Asie, dans Œuvres complètes,
ouvr. cité, p. 280.
39. Henri Michaux, « Jeux d’encre », dans Zao Wou Ki. Encres, ouvr. cité, non
paginé.
40. Ceux-ci doivent entrer en communion avec la nature en méditant de longues
heures avant de s’adonner à leur art. Michaux commente cette pratique dans
Idéogrammes en Chine, ouvr. cité, non paginé.
41. Dans Par des traits, il écrit : « Maîtresse, la langue couvrira tous les besoins (!) :
Ainsi font les tyrannies. Les menottes des mots ne se relâcheront plus ». Par
des traits, ouvr. cité, non paginé.
ROSALINE DESLAURIERS 131
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 131
pacité à peindre » lui permettent de retrouver le caractère primitif
et primordial de ses paysages intérieurs (EM, p. 14, 35). « Né, élevé,
instruit dans un milieu et une culture uniquement du “ verbal ”/je
peins pour me déconditionner », écrit-il dans ÉmergencesRésurgences
(EM, p. 5). Or le conditionnement de l’homme et son
corollaire, le déconditionnement, sont fondamentaux au sein des
voies de connaissance indiennes. Le yoga, pratique traditionnelle
qui vise à arrêter « l’activité automatique du mental 42 » afin de
« recentrer » le yogi, est une posture de méditation privilégiée tant
par la spiritualité hindouiste que par l’éthique bouddhique. Ainsi,
le mystérieux voyage en terres meidosemmes, que nous avons déjà
associé à une forme de fantomisme, pourrait s’apparenter à un
exercice d’« hygiène de l’âme 43 ».
De ce point de vue, la démultiplication du couple meidosem
ressemble au « scintillement indéfini et désordonné 44 » d’une pensée
encore non unifiée qui se laisse penser plutôt que de penser
véritablement. À travers le réseau des portraits, plusieurs allusions
à l’encre et une profusion de métaphores textiles font d’ailleurs
pressentir l’écrivain à l’œuvre, en train de se réfléchir sur papier 45.
Filant son récit de voyage au gré de ses perceptions immédiates ou
des souvenirs qui le hantent, notamment ceux de son passage dans
un atelier de lithographie, Michaux dote ses Meidosems d’une bien
étrange plasticité : « Un nuage ici fait un nez, un large nez tout
répandu, comme l’odeur autour de lui, fait un œil aussi, qui est
132 TANGENCE
42. Dans les sutras, Patanjali donne cette définition du yoga : « Yogashchittavrittinirodhah
» (le Yoga est l’arrêt de l’activité automatique du mental), « Tadâ
drashtuh svarûpé avasthânam » (alors se révèle notre Centre, établi en luimême).
Voir Patanjali, « Samâdhi Pâda », dans Yoga-sutras, traduction de
Françoise Mazet, Paris, Albin Michel, coll. « Spiritualités vivantes », 1991,
chap. I, v. 2-3.
43. En 1936, dans sa seconde (et dernière) conférence, Michaux définit la poésie
et le bouddhisme comme une « hygiène de l’âme, dont nous manquons tant
selon les orientaux, et qui […] nous conduit à la sagesse ou la magie ». Voir
« Recherche dans la poésie contemporaine », dans Œuvres complètes, ouvr.
cité, p. 980.
44. Mircea Eliade, « Les techniques de l’autonomie. La concentration “ en un seul
point ” », Le Yoga. Immortalité et liberté, Paris, Payot, 1954, p. 57.
45. À ce sujet, on pourra consulter un article qui corrobore certaines de nos
hypothèses : Geneviève André-Acquier, « Lecture au fil des mots : Portrait des
Meidosems », art. cité, p. 141-156. Voir également deux ouvrages dont les
auteurs ont étudié les influences indiennes et chinoises dans l’œuvre de
Michaux : Claude Fintz, Expérience esthétique et spirituelle chez Henri Michaux,
Paris, L’Harmattan, 1996, 335 p., et François Trotet, Henri Michaux ou La
sagesse du vide, Paris, Albin Michel, 1992, 365 p.
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 132
comme un paysage, son paysage devant lui, et maintenant en lui,
dans la géante tête, qui grandit, grandit, démesurément » (VP,
p. 155). Se répandre jusqu’à s’effacer : voilà une aspiration digne des
habitants de l’étrange contrée meidosemme, lieu poétique où
s’anéantissent toutes les oppositions. Et s’effacer pour cesser de
souffrir, faut-il encore ajouter, car la dimension corporelle de ces
« créatures » se révèle être la cause de leur supplice. Perpétuellement
perdus de douleur face à leur existence terrestre, ou éperdus de joie
pendant de brefs moments d’extase où ils atteignent vitesse, hauteur
ou vacuité, les Meisosems n’ont qu’un seul désir : se libérer du
« peu de forme fixe » qu’ils possèdent (VP, p. 125). Dès lors, comment
ne pas reconnaître plusieurs résurgences orientales affluant
dans les pensées de l’auteur ? D’une part, l’effacement est une vertu
célébrée par les penseurs taoïstes extrême-orientaux qui ont contribué
à l’évolution philosophique et esthétique de Michaux. D’autre
part, l’équation entre désir, douleur et existence constitue la notion
primordiale sur laquelle est fondée l’éthique bouddhique : le concept
de dukkha. En effet, dans ses « Quatre Nobles Vérités 46 », le
Bouddha enseigne que la souffrance réside dans toutes les formes
d’attachement et de désir, y compris la soif d’exister. En ces années
d’après-guerre où l’auteur perdit à la fois son frère et sa femme,
peut-être cherchait-il à recouvrer un peu de « Paix profonde » en
méditant les leçons de Gautama Bouddha, ce « grand homme du
passé 47 » qui, dans l’univers meidosem, prête son nom à un bovidé ?
Bovin Bouddha de sa bête…
Le monde inférieur se médite en lui sans défaire ses courbes, et
paît le Meidosem, l’herbe invisible des douleurs remises en place.
Il domine ? Non ; seulement il n’est pas égalé (VP, p. 150).
Dans ce tableau, dont la clausule ressemble étonnamment à celle
d’Un barbare en Asie 48, Michaux se réfère presque explicitement à
la doctrine bouddhique. Outre le fait que le nom de famille du
Bouddha historique signifiait « le meilleur des bovidés 49, dans le
46. Guy Serraf, « Introduction à la pensée bouddhique », dans Dhammapada, traduction
de Guy Serraf, Verdun, Louise Courteau, 1988, p. 15.
47. Henri Michaux, « Postface », dans Plume précédé de Lointain intérieur, Paris,
Gallimard, 1963, p. 217.
48. Dans Un barbare en Asie (dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 498), il écrit :
« Non, Confucius n’est pas grand./Non, Tsi Hoang Ti n’est pas grand, ni Gautama
Bouddha. Mais depuis on n’a pas fait mieux. » Ainsi on peut constater
que, pour Michaux, les Vérités orientales elles-mêmes ne doivent pas être
considérées comme des absolus.
ROSALINE DESLAURIERS 133
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 133
Dhammapada l’herbe figure fréquemment les peines et les souffrances
engendrées par l’intarissable soif de désir à laquelle nous
soumettent nos sens 50. D’ailleurs, les « créatures » portraiturées par
Michaux sont souvent éblouies par une force mystérieuse que l’on
peut aisément associer à la mâyâ, autre principe fondamental de la
pensée indienne, généralement traduit par « illusion cosmique 51 ».
Qu’il s’agisse du pâturage où broute le Meidosem ou d’un monde
physionomique envoûtant, l’étrange pays visité par l’auteur est
empreint de phénomènes trompeurs qui enchaînent ses habitants
à la fatalité de leur existence :
Ici une plaine mamelonne éperdue vers le Meidosem qui s’arrête
stupéfait, lâchant son travail, auquel il était pourtant fort
occupé, lâchant tout pour obéir à la fatale fascination.
Les élastiques de son être se tendent, se gonflent.
Ce n’est peut-être pas si dangereux qu’on pourrait croire (VP,
p. 172).
Se laissant tantôt berner par un monde illusoire, tantôt entraîner
vers de « vaste[s] agrandissement[s] » libérateurs (VP, p. 164), les
Meidosems figurent ainsi les pôles opposés d’un concept qui implique
deux attitudes vis-à-vis la réalité du monde extérieur : l’aveuglement
ou la connaissance. D’ailleurs, dans sa fresque poétique,
Michaux emprunte une autre image marquante du Dhammapada,
celle de l’araignée, qui piège l’homme dans les « filets du désir 52 »
tissés par la mâyâ :
134 TANGENCE
49. Vladimir Grigorieff, Philo de base. L’Inde et la Chine, Alleur, Marabout, 1998,
p. 110.
50. Voir « Tanha Vagga », dans Dhammapada, ouvr. cité, chap. X, v. 335. Nous
renvoyons ici au Dhammapada, car il s’agit d’un célèbre ouvrage du canon
bouddhique dont l’origine remonte à une très haute antiquité. Selon la tradition,
ce recueil aurait « conservé en vers des paroles prononcées par le Bouddha
en diverses circonstances de sa longue vie de prêche » (Guy Serraf,
« Introduction à la pensée bouddhique », ouvr. cité, p. 7). Du reste, on sait que
Michaux avait lu le Dhammapada puisqu’il le cite dans une de ses œuvres :
voir Un barbare en Asie, dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 409.
51. Voir notamment Mircea Eliade, Le Yoga. Immortalité et liberté, ouvr. cité,
p. 10. La mâyâ est un concept connu de Michaux puisqu’il l’évoque dans Un
barbare en Asie (dans Œuvres complètes, ouvr. cité, p. 285) : « Quand à son
indifférence [celle de la vache, animal sacré des Indiens] vis-à-vis du monde
extérieur, là encore elle est supérieure à l’Hindou. Visiblement, elle ne cherche
pas d’explication, ni de vérité dans le monde extérieur. Maya tout cela. Maya,
ce monde. Ça ne compte pas. Et si elle mange ne fût-ce qu’une touffe d’herbe,
il lui faut plus de sept heures pour méditer ça. »
52. « Tanha Vagga », dans Dhammapada, ouvr. cité, chap. X, v. 343 et 347.
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 134
Démons féminins de l’excitation de l’encre du désir, triangulaire
visage en poils de tentation, où percent, où coulent cent regards
de pluie, cent regards accrocheurs, de regards pour regards en
retour. Petite araignée noire, naine et crachant lentement, pour
arrêter le temps un instant (VP, p. 151).
« Pour arrêter le temps », écrit Michaux. Or « s’affranchir de la
temporalité 53» est précisément le but de la concentration bouddhique
où le méditant cherche à fixer le flux de sa conscience, à « unifier
» sa pensée afin de découvrir les lumineuses évidences que seul
un regard intérieur peut saisir. La traversée en pays meidosem
aurait-elle permis au poète, bien camouflé derrière son lorgnon
d’ethnologue, d’atteindre un autre mode d’être ?
« Vers la sérénité »
Cette formule de Michaux, « vers la sérénité 54 », traduit bien
l’expérience esthétique vécue par le peintre-poète pendant la création
de son Portrait des Meidosems. Après une suite effrénée de
soixante-neuf « jeux d’encre », le dernier tableau, au langage aérien
et évasif, adopte une facture contemplative :
Des ailes sans têtes, sans oiseaux, des ailes pures de tout corps
volent vers un ciel solaire, pas encore resplendissant, mais qui
lutte fort pour le resplendissement, trouant son chemin dans
l’empyrée comme un obus de future félicité.. Silence. Envols. Ce
que les Meidosems ont tant désiré, enfin ils y sont arrivés. Les
voilà (VP, p. 184).
Puisant son éloquence dans le silence, Michaux cède la parole au
blanc du papier. Terminant son récit par une arrivée « Entre centre
et absence » plutôt que de dénouer l’énigme meidosemme, il convie
le lecteur à se laisser imprégner par l’élan et l’immatérialité qui
gagne ses « enfants d’âme » (VP, p. 116). Figure de la souffrance
plutôt que singulière peuplade, l’arabesque meidosemme s’estompe
enfin au sein d’un Vide résonnant.
En fixant son attention sur un objet unique, un Meidosem,
que l’on voit naître, foisonner, puis se dématérialiser au seuil du
« resplendissement », l’entreprise d’écriture de Michaux s’appa53.
Voir Mircea Eliade, Le Yoga. Immortalité et liberté, ouvr. cité, p. 12.
54. Michaux intitule ainsi deux poèmes en prose : voir La nuit remue, ouvr. cité,
p. 50-52 et 90-91.
ROSALINE DESLAURIERS 135
*Tangence 68 6/07/04 10:24 Page 135
rente à la concentration en un seul point, l’ekâgratâ 55, qui est la
base de la méditation yoga. Ainsi, l’étrange néologisme devient
l’idée qui donne forme aux mots, matière abstraite avec laquelle le
créateur exécute ses tableaux. Plongeant la plume dans son encrier
intérieur, il trace ses pensées en cortège jusqu’à ce que sa main,
vidée de tout influx, mette un terme aux allées et venues incessantes
des « créatures » qu’elle dessinait. Quelques traits yin, quelques
traits yang, les vibrions qui peuplent L’espace du dedans de
Michaux se déversent sur papier. Cherchant la Voie 56, il a trouvé
l’art, lieu d’un exorcisme où, par la magie du geste d’écrire comme
de celui de peindre, il présente son « aventure d’être en vie 57 ». En
somme, à travers le prisme de l’Orient, le Portrait des Meidosems
rend compte d’une expérience où l’écrivain a su conjuguer poésie,
peinture et connaissance de soi.
136 TANGENCE
55. Nous reprenons ici le terme ekâgratâ utilisé par Mircea Eliade dans Le Yoga.
Immortalité et liberté, déjà cité. Notons toutefois que, dans son acception
bouddhique, cette même notion est appelée « Acuité de l’esprit », et que l’orthographe
du terme varie de ekâgrata en sanskrit à ekâgra ou ekâgattâ en pâli.
Voir Guy Schoeller (sous la dir. de), Dictionnaire de la sagesse orientale, Paris,
Laffont, 1989, p. 164 et p. 471.
56. Nous utilisons ici un terme qui peut référer au Tao de Lao-tseu, fréquemment
traduit par l’expression « la Voie ». Signalons par ailleurs que « le Dhamma,
(Dharma en sanskrit) signifie la Loi, la Voie, la Doctrine vraie » du Bouddha,
telle que présentée dans les versets (Pada) du Dhammapada. Voir « Introduction
à la pensée bouddhique », dans Dhammapada, ouvr. cité, p. 7.
57. Henri Michaux, « Observations », dans Passages, ouvr. cité, p. 93.
J'aimeAimé par 1 personne